PRESSE
Le journaliste Stephen Glass fabriquait ses articles de toutes pièces et réussissait à les faire publier par des journaux réputés, comme le «Washington Post» et «The New Republic». La profession s'interroge sur les dérives de la course aux scoops
«Nous n'avons pas de justification à offrir pour tout cela. Mais seulement nos plus sincères excuses à tous les concernés.» Un acte de contrition plutôt rare pour un magazine aussi prestigieux que The New Republic (TNR), l'un des hebdomadaires les mieux cotés outre-Atlantique, vénéré pour le caractère fouillé et sérieux de ses enquêtes. Cette citadelle du journalisme anglo-saxon vient pourtant d'être secouée par un scandale qui pourrait durablement ternir son image. Dans le dernier numéro, les éditeurs ont dû se rendre à l'évidence. De 1995 à mai 1998, le journaliste Stephen Glass, 25 ans, est parvenu à tromper leur vigilance. Sur 41 articles parus en trois ans, trois ont été fabriqués de toutes pièces et 21 autres au moins partiellement inventés, truffés de citations bidons et s'appuyant sur des sources inexistantes.
Le pot aux roses a été découvert par un journaliste informatique de Forbes Digital Tool, après la parution en mai d'un article sur le piratage informatique d'une entreprise par un adolescent de 15 ans. Adam Penenberg, spécialiste du crime informatique chez Forbes, est sidéré. Comment une aussi bonne histoire a-t-elle pu lui échapper? Intrigué, il finit par avoir des soupçons sur la solidité du scoop. Aucun des noms cités par son collègue ne lui est familier. Il décide alors de contre-enquêter et il fait chou blanc. Les informations de Glass sont invérifiables, ses sources introuvables. Flairant l'embrouille, il alerte les éditeurs de TNR, qui ne tarderont pas à se rendre à l'évidence. Acculé par ses supérieurs, Glass finit par avouer. Son histoire n'est que pure fabrication, jusqu'au site Web d'une compagnie, Jukt Micronics, qu'il a créé pour les besoins de l'article.
Pour détourner l'attention des vérificateurs, il avait accompagné son article de notes manuscrites, de documents et d'enregistrements aussi faux les uns que les autres. Il poussera le zèle jusqu'à produire le message téléphonique de la compagnie visée, composé lui aussi par ses soins. Glass est aussitôt licencié. Commence alors pour TNR une douloureuse enquête aux résultats impitoyables. Pendant trois ans, trois rédacteurs en chef successifs n'y ont vu que du feu, allant jusqu'à publier des articles diffamatoires. Une seule consolation: ils n'ont pas été les seuls à avoir été grugés. Rolling Stones, Harper's, George Magazine et le Washington Post avaient aussi fait appel au talent prometteur de Glass.
John F. Kennedy Junior, le fils de l'ancien président, éditeur en chef du magazine George, a également présenté ses excuses pour la publication d'un article diffamatoire sur Vernon Jordan, avocat de renom et ami personnel de Bill Clinton. Glass y affirmait, citant un homme d'affaires anonyme, que le président et son ami «aimaient tous deux les très jeunes femmes».
Ce scandale, inégalé jusqu'ici par son étendue, vient secouer une presse américaine déjà très ébranlée par les dérapages dont elle a été victime dans la couverture de l'affaire Lewinsky, du nom de cette stagiaire de la Maison-Blanche qui aurait entretenu une relation sexuelle avec Bill Clinton. Les éditeurs de TNR n'ont que peu d'arguments pour expliquer pareille bévue. «Nous avions confiance en lui», se bornent-ils à répéter, touchant sans doute à l'essence de la relation entre un journaliste et ses éditeurs. La confiance est-elle cependant suffisante?
Certains magazines en doutent. Comme le New Yorker qui, contrairement à la plupart de ses concurrents, vient de renforcer son service de vérificateurs, doté de 16 personnes. Leur tâche: tout contrôler derrière le journaliste, l'orthographe, les descriptions, les citations. Une tâche d'autant plus difficile lorsque les sources désirent rester anonymes.
Les journalistes, eux, font porter le chapeau à leurs chefs, engagés, disent-ils, dans une course aux scoops sans merci, privilégiant les histoires juteuses et sexy, aux articles solides, étayés par les faits. La faute aussi à la «starisation» du métier. «Le journaliste n'était pas censé s'adresser à des gens en quête de célébrité», regrette Charlie Peters, éditeur du Washington Monthly. Certains ne s'étonnent guère de pareils dérapages vu les primes – jusqu'à 20 000 dollars par article – offertes par certaines publications, à New York ou Los Angeles, quand le salaire moyen d'un correspondant à Washington pour un journal régional ne dépasse guère 30 000 dollars par an.
Stephen Glass, que l'on dit surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre de peur qu'il ne porte atteinte à ses jours, n'a fait aucun commentaire public. Il n'aurait cependant aucun souci à se faire pour son avenir. Selon le Washington Post, deux scénaristes seraient intéressés à lui racheter les droits d'auteur de son histoire. Curieusement, le Post ne cite pas le nom des scénaristes en question.