L’amour sous le règne de Tinder

Numérique L’application a décomplexé la drague sur smartphone

Basée sur l’image, elle reflète une séduction plus superficielle mais aussi plus proche de la réalité

Son fonctionnement profond reste obscur

A droite tu me plais, à gauche tu dégages. Ce glissement du doigt, swipe pour les Américains, a rendu célèbre l’application Tinder. Chaque jour, 10 millions d’utilisateurs actifs trieraient 1,2 milliard de photos à travers le monde. Ce succès planétaire met en avant un nouvel algorithme de la rencontre, loin des sites traditionnels comme Meetic ou OKCupid. Tinder a donné naissance à une nouvelle culture de la drague, directe et décomplexée.

Tinder, dont le nom pourrait être traduit par «inflammable», est une application disponible uniquement sur smartphone. Elle utilise la géolocalisation pour mettre en contact des personnes se situant à proximité. Pour s’inscrire, rien de plus simple: une fois téléchargée, l’application siphonne votre compte Facebook – oui, c’est obligatoire – et vous demande si vous êtes homo, hétéro ou bisexuel. C’est intrusif, mais gratuit. Ensuite, Tinder offre un défilé de photos simplement accompagnées d’un prénom et d’un âge. Et le consommateur trie. Si deux profils se plaisent mutuellement, félicitations, c’est un match: ils peuvent chatter ensemble. La suite leur appartient.

Une approche silencieuse

«L’avantage de Tinder, c’est qu’elle est simple à utiliser», tranche Simon, utilisateur occasionnel. Cinq minutes suffisent à s’inscrire, alors que pour Meetic, par exemple, il est vivement recommandé de répondre à 28 questions sur votre profil, 10 sur votre style de vie et 33 sur la personne que vous recherchez. Et de remplir une accroche, et des descriptions de vos passions, de vos loisirs, de vos vacances, de l’objet que vous garderiez s’il ne fallait en conserver qu’un, de votre livre préféré et de votre profession (le tout en 3300 signes).

«Tinder, c’est un système qui va à l’essentiel, abonde Olivier Glassey, sociologue spécialisé dans l’innovation et les communautés virtuelles à l’Université de Lausanne. On n’a pas à lire des fiches des présentations qui contiennent plein d’informations, mais sont aussi très stéréotypées et souvent stériles et rébarbatives. L’amorce repose sur l’image et sur la proximité de la personne. C’est en cela une recomposition de la séduction classique. J’entre dans un endroit, je regarde une personne, je décide si elle m’intéresse, la personne peut me répondre et nous nous trouvons à proximité.»

Une drague intuitive

Tinder est le produit d’une culture de l’image et de la mise en scène. Avec une prime à la beauté, bien sûr, et à la race. Les femmes noires et les hommes asiatiques seraient les moins sollicités. La photo est très prisée aussi des sites de rencontre classiques. Mais ne plus se baser que sur l’image a poussé à l’extrême ce culte de l’apparence.

«L’image donne des informations qui touchent directement notre cerveau reptilien, c’est quelque chose d’émotionnel et d’instinctif», explique Michael Stora, psychologue et membre de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines. Aujourd’hui, nous pensons en images pour le meilleur, car les jeunes les empoignent avec beaucoup de créativité, et pour le pire: l’importance d’être beau. Je trouve que c’est un appauvrissement, mais c’est ce qui explique le succès de Tinder. Le choix amoureux n’est jamais innocent. Sur les photos, nous sommes attirés par des gens qui ont des points communs avec nous, comme un sourire. Les hommes sélectionnent aussi davantage des femmes avec un bassin large.»

Le décalage du «swipe»

Si la photo occupe une telle place, c’est aussi que Tinder est conçue exclusivement pour les smartphones et leurs petits écrans. L’application se trouve toujours à portée de main pour occuper les petits moments creux, dans le bus ou à la maison. Cette facilité rend à la rencontre une illusion de spontanéité. Tinder est un jeu avec son lot de suspense. On drague comme on joue à Candy Crush. Le geste, d’ailleurs, est presque le même. Et il est un peu addictif.

«Au niveau du design, ce geste du swipe est essentiel, poursuit Olivier Glassey. Il y a une asymétrie entre ce geste minuscule et son implication dans notre vie. Cela rappelle les gladiateurs qu’on sauvait ou qu’on condamnait selon qu’on plaçait son pouce vers le haut ou vers le bas. Dire ainsi non à une personne est violent. C’est une vision instrumentale de la rencontre. Nous nous trouvons dans une société où on tague des images, où on like des choses et où on swipe des gens. Nous investissons ces gestes. Ils prennent place dans une culture des petites actions numériques. Nous jouons avec les conséquences qu’elles peuvent avoir.»

Nourrir l’ego

Jouer, c’est bien ce que font les utilisateurs. Ils ont tous des attentes différentes, et l’application a la réputation de favoriser les histoires d’un soir. Mais Tinder a dans tous les cas un effet non négligeable: celui de nourrir l’ego, surtout chez les femmes, très sollicitées. A chaque fois que Tinder affiche un match, c’est le signe que leurs photos ont plu, et en plus à quelqu’un qu’elles ont jugé séduisant. Si ce n’est pas le cas, ça ne veut pas forcément dire que le profil a déplu, mais qu’il n’a peut-être pas encore été proposé à l’autre. Les retours, en somme, ne peuvent être que positifs. Cette dimension explique aussi sans doute pourquoi de nombreuses personnes utilisent Tinder sans jamais aller jusqu’à la rencontre. Elles veulent juste entretenir l’illusion que c’est possible, que leur pouvoir de séduction est intact.

«Comme Facebook, Tinder est le reflet d’une société du désir narcissique, dit Michael Stora. Il faut exister dans le regard de l’autre. C’est normal à l’adolescence, mais chez les adultes, ce besoin correspond à une fragilité. Une personne peut se retrouver noyée sous le travail. Au bureau personne ne la considère, mais sur Tinder, des gens la regardent. L’application a un effet miroir. En plus, aujourd’hui, les gens se séparent plus qu’ils ne se marient. Beaucoup de femmes ont besoin de se rassurer narcissiquement.»

Le retour du hasard

Flirter avec l’appli à la flammèche reste léger, à la limite de la plaisanterie, alors que les sites de rencontre classiques sont plutôt sérieux. Ils assoient leur autorité sur l’alliance des théories de la psychologie et la puissance de calcul des machines. L’amour, c’est scientifique. Sur sa page d’accueil, eDarling affirme travailler avec des universités de renom, comme Duke aux Etats-Unis, ou la Humboldt, à Berlin. Et les membres ne sont pas invités à remplir un profil, mais à passer un test de personnalité. eDarling, ou sa version américaine eHarmony, postule que les profils similaires sont ceux qui s’entendront le mieux. Perfectmatch, au contraire, promet que c’est la complémentarité qui prime et utilise des typologies de personnalité dérivées du test de Myers-Briggs.

Mais croit-on encore à une approche scientifique de l’amour? Est-elle seulement souhaitable? Le hasard, on peut l’appeler destin dans un élan plus romantique, rend l’aventure plus excitante. Or l’algorithme de Tinder existe bel et bien mais son fonctionnement reste mystérieux. Son importance n’est pas mise en avant, mais au contraire presque occultée par ses fondateurs.

Sur les forums, les utilisateurs tentent de cerner le fonctionnement de Tinder. Charles, par exemple, se plaint qu’aucun profil ne lui soit proposé alors qu’il sait que d’autres personnes sont connectées près de lui. L’application choisit donc les personnes qu’elle veut mettre en contact. Ensuite, il semble que le site propose les profils les plus séduisants en début d’utilisation, pour appâter le client sans doute. Ne pas engager la conversation lors des chats ou liker tous les profils semble également conduire à une forme d’exclusion.

Les héritiers de Tinder

Si Tinder n’a pas signé la fin des sites classiques, sa culture décomplexée des approches amoureuses fascine. Des courts-métrages et des clips dénoncent avec humour son côté consumériste et la violence du swipe. Le site a également donné naissance à de nombreux bébés. C’est le cas du français Happn, qui fonctionne de la même façon mais avec une géolocalisation plus précise, de Tag A Cat, qui a remplacé la photo des utilisateurs par celle de leur chat, ou de Twine. Cette dernière substitue la photo des célibataires par des images prises par eux. Ils se présentent ainsi en dévoilant leur plat préféré, leurs activités ou leur lieu de vie.

«Je pense qu’il y aura une prolifération de ces applications et que chacun pourra trouver celle qui lui convient, conclut Olivier Glassey. Les gens vont continuer d’innover.» Les applications de drague n’en sont qu’à leurs débuts. Des millions de dollars sont aujourd’hui investis dans leur développement. Et toutes sortes de modèles vont émerger. Pour le meilleur et pour le pire, dans la richesse et dans la pauvreté.