Ambiance baba cool dans les couloirs de Bioforce, l’institut qui forme aux métiers de l’humanitaire, dans la banlieue de Lyon. Le style est décontracté, le vêtement se porte large, des garçons ont les cheveux longs, les filles roulent des cigarettes. Tous sont jeunes (moyenne d’âge 30 ans), ils représentent une vingtaine de nationalités (Français, Cambodgiens, Belges, Ivoiriens, Suisses, etc.).
Un Che Guevara passe, en treillis. Sa tenue de tous les jours? «Non, répond-il, on part en mission, je joue le rôle d’un sous-officier.» Chez Bioforce, on appelle cela des «mises en situation». Stéphane Veuve, un Neuchâtelois qui suit la formation de logisticien, témoigne: «Des scénarios nous sont proposés; parfois, il faut se confronter à deux ethnies en conflit et évacuer des civils d’une zone sensible.» Aujourd’hui, une épidémie de choléra vient de se déclarer. Un camp pour une centaine de malades doit être monté au plus vite. Les élèves jouent tous les rôles, médecins, malades, militaires avec qui il faut négocier sur un checkpoint, journalistes à qui il faut répondre.
Le groupe, composé de 18 personnes, va partir trois jours à la campagne. Un jeu un peu extrême, pour baroudeurs? «Non, s’insurge Rory Downham, l’un des cadres de Bioforce. On forme les futurs professionnels de la solidarité, ils seront logisticiens, administrateurs, capables à la fois de faire marcher un groupe électrogène, fabriquer des latrines, gérer un parc automobile ou un budget qui peut dépasser cent mille euros. Aucune place pour l’amateurisme là-dedans. La bonne volonté ne suffit plus pour venir en aide de manière efficace.»
Polyvalence
L’Institut Bioforce Développement, la plus grande école européenne des métiers de l’humanitaire, a été fondé en 1983 par le docteur Charles Mérieux (décédé en 2001). Lors d’une campagne de vaccination en 1974 dans les forêts brésiliennes, cet éminent microbiologiste déplora des ruptures coupables dans la chaîne du froid. L’idée lui vint donc d’inventer une école qui professionnaliserait la solidarité. Vingt-sept années plus tard, Bioforce recense 50 salariés – la plupart ont une longue vie d’expatrié humanitaire derrière eux – et forme, tous les ans, 1000 personnes dans la bâtisse ocre érigée sur le plateau des Minguettes, à Vénissieux.
Au sortir des formations, 90% des élèves trouvent un emploi, le plus souvent au sein d’une organisation non gouvernementale. Action contre la faim, Oxfam, Save the Children, Terre des hommes, Handicap International, Médecins du monde reconnaissent quasi unanimement le travail accompli. Certaines siègent d’ailleurs au conseil d’administration de Bioforce. Antoine Froidevaux, responsable des ressources humaines à Médecins sans frontières Suisse, explique: «Etre passé chez Bioforce est évidemment un plus, même si l’expérience et le parcours de vie pèsent au moment du recrutement. Mais Bioforce est la garantie que le volontaire a une vision préalable de ce qui l’attend et qu’il est une personne polyvalente.»
Trois grandes formations sont dispensées. Elles durent de 4 à 9 mois, suivis d’un stage humanitaire à l’étranger qui valide un diplôme de logisticien, d’administrateur et de coordinateur de projet. Le logisticien, présenté le plus souvent comme «l’homme (ou la femme) à tout faire», est la personne sur qui repose l’organisation d’une mission. C’est le cursus qui draine le plus de candidatures. «On enregistre environ 200 demandes pour 72 places», relève Ludivine Mercier, chargée de la communication. La sélection sur dossier puis concours est sévère et les petits futés qui deviennent bénévoles d’une ONG la veille de l’examen sont repérés.
Sven Nielsen, 31 ans, natif de Montreux, fait partie de ceux qui ont intégré la promo actuelle. Sven a été volontaire au Pérou, en Equateur, a fait son service civil chez Caritas à Lausanne. Il a appris l’existence de Bioforce par le bouche à oreille. Partir pour sauver le monde, c’est un peu son rêve. Mais pas n’importe comment. «Ici, dit-il, ils donnent de solides bases. Devenir par exemple logisticien, c’est apprendre 15 à 20 métiers, c’est être mécanicien, électricien, maçon, comptable, informaticien et un peu psychologue aussi face à des populations traumatisées.»
Savoir-faire et savoir-être
Les études coûtent cher, environ 11 000 euros (15 800 francs). Si les Français obtiennent aisément des bourses, il n’en est pas de même pour les étrangers dont les Suisses. Sven et son compatriote Stéphane financent eux-mêmes leur formation. Sur le terrain, le salaire de ces futurs professionnels avoisinera les 2500 francs par mois. Choquant pour un volontaire? «Surtout pas, réagit Rory Downham, l’humanitaire, c’est une affaire de dignité. Si on ne peut pas payer son loyer, comment peut-on aider les autres? Il n’y a aucune honte à revendiquer un statut de salarié, même au bout du monde, dans un pays en guerre.»
Le responsable poursuit: «Nous enseignons un savoir-faire et un savoir-être. Nous insistons sur le droit en général dont bien entendu celui du bénéficiaire. Si on ne connaît pas les droits du réfugié, comment peut-on efficacement lui porter secours?» L’affaire de l’Arche de Zoé – une association qui a tenté illégalement d’évacuer vers la France des enfants du Darfour – a laissé des traces. Chez Bioforce, l’affaire fait toujours débat, elle est présentée comme l’exemple à ne pas suivre. «Le cadre n’a pas été respecté, l’éthique et le juridique ont été foulés par amateurisme», accuse Rory Downham.
Au fort de Feyzin, une ancienne base militaire construite au milieu du XIXe siècle, les étudiant(e)s apprennent à travailler le bois, à couler du béton, à réhabiliter des maisons bombardées. On rencontre là Honoré Yao, un Ivoirien recruté par l’Unicef comme logisticien dans son pays. Bioforce a ouvert un programme de soutien aux acteurs locaux. Sans formation, Honoré a donc sauté sur l’occasion. «J’ai envie de donner le meilleur pour mon pays, gérer par exemple une campagne de vaccination ou une distribution de tentes et de nourriture», souligne-t-il. Les élèves doivent par ailleurs des heures de solidarité locale sous forme notamment d’aide aux habitants les plus âgés des Minguettes. «La fraternité commence à notre porte», rappelle-t-on chez Bioforce.