L'histoire se passe lors de l'émission «Sorpresa-Sorpresa», l'équivalent espagnol de notre «Surprise-Surprise». La télévision y piège stars et inconnus avec la complicité de leurs proches. En l'occurrence, il s'agit d'une adolescente de 15 ans, fan du chanteur de charme Ricky Martin. Pour son anniversaire, ses parents veulent lui faire une surprise et cacher l'idole dans son placard. L'émission est en direct, en prime time. La maison est truffée de caméras, les parents sont sur le plateau. La jeune fille rentre chez elle et se met à l'aise. Comme elle a un petit creux, elle va dans la cuisine pour se faire des tartines de Nocilla (la variante locale de Nutella). Son petit chien l'accompagne. Lui aussi aime beaucoup le Nocilla que lui offre gracieusement, du bout des doigts, sa jeune maîtresse. La jeune fille se dirige vers sa chambre. Toute l'Espagne retient son souffle. Ricky Martin aussi, toujours confiné dans son placard. Et là, le temps que les régisseurs réalisent ce qui est en train de se passer, des millions de téléspectateurs, y compris les parents, voient ce qu'aucune émission de prime time, même privée, n'aurait osé montrer: l'adolescente étendue sur son lit, les cuisses tartinées de Nocilla, appelant son gourmand compagnon à quatre pattes!

Cette incroyable mésaventure est parvenue au Temps via courrier électronique. Après vérification auprès de quelques quotidiens espagnols, personne n'a entendu parler de cette affaire. Une petite recherche sur le Net, et l'on trouve le même scénario au Canada, mais avec une particularité nationale: le Nocilla est remplacé par du beurre de cacahuète! Sur le site de la radio québécoise CIBL, qui consacre une demi-heure hebdomadaire aux légendes urbaines, on découvre ainsi l'histoire d'une bibliothécaire à qui ses amis veulent faire une fête surprise. Tous les convives l'attendent dans une pièce au sous-sol. Stupéfaction des invités lorsqu'ils découvrent la bibliothécaire, à la recherche de son chien Pitou, entièrement nue, mais recouverte d'une fine couche de beurre de cacahuète aux endroits les plus délicats.

Ce site de CIBL répertorie des dizaines d'anecdotes du même acabit. Hugues Boily, animateur de l'émission, recueille beaucoup de témoignages spontanés d'auditeurs. «La sexualité et les histoires de contamination sont des thèmes qui accrochent, affirme-t-il dans le magazine télévisé québécois «Branché». Les mises en garde de toutes sortes fonctionnent également très bien.» Mais Internet reste sa principale source d'approvisionnement.

Rumeurs, légendes urbaines, le phénomène n'est pas nouveau, mais le Web lui a donné une vigueur nouvelle. Ce média combine en effet l'immédiateté de l'oral avec la permanence de l'écrit. En faisant suivre les fables et autres légendes reçues par e-mail, le risque de distorsions de bouche à oreille est moins grand. En revanche, le manque de contrôle sur les données provenant du World Wide Web empêche toute vérification. Pour Uli Windisch, professeur en sociologie de la communication à l'Université de Genève, il n'y a pas de différence fondamentale entre la communication dans la vie quotidienne et celle qui passe par Internet, qui n'est qu'un moyen complémentaire: «Tout ce qui s'échange lors de conversations est subjectif. Il n'y a pas d'un côté le vrai et de l'autre les légendes urbaines. Celles-ci n'ont d'ailleurs pas attendu Internet pour se développer. Mais la nouveauté réside dans l'ampleur de la diffusion grâce à Internet.»

N'importe qui peut lancer sa propre rumeur qui, en un rien de temps, aura fait le tour de la planète. Le numéro de juillet-août du magazine français Technikart livre la marche à suivre en cinq étapes pour «fabriquer sa rumeur sur le Net, à la portée de n'importe quel esprit tordu». Paradoxalement, Internet est aussi le lieu idéal pour démentir ces rumeurs. Des sites comme www.urbanlegends.com ou www.snopes.com répertorient par thèmes les histoires abracadabrantes et proposent des forums de debriefing. D'autres sites se chargent de rassurer les anxieux du virus, comme www.hoaxkill.com.

Réelles ou virtuelles, ces légendes se laissent difficilement identifier à la source. La rumeur, selon Jean-Noël Kapferer, auteur du livre de référence en la matière*, naît souvent d'une défaillance dans l'interprétation d'un message. Marie-Noëlle rencontre un ami de son frère qui lui demande des nouvelles de ce dernier. «Il est à Londres», lui répond-elle. L'autre comprend «à l'ombre» et répète au prochain que le frère de Marie-Noëlle est en prison. Cette distorsion ne s'opère pas dans le sens d'une banalisation mais surenchérit sur le contenu informatif. C'est l'effet boule de neige: par réflexe, on répète cette nouvelle plutôt croustillante dans le but de convaincre, de se libérer, de plaire ou d'amuser. «La rumeur peut avoir deux fonctions sociales, explique Uli Windisch. Elle peut bien sûr nuire, comme dans l'exemple célèbre des jeunes filles qui avaient soi-disant disparu à Orléans dans les cabines d'essayage de boutiques tenues par des Juifs. Elle sert le plus souvent à divertir, et c'est le cas des anecdotes que l'on reçoit dans nos boîtes aux lettres électroniques.»

La rumeur est une lettre anonyme que chacun peut écrire en toute impunité, écrit Kapferer. Il la compare à «un grand chewing-gum collectif» tant le plaisir «consommatoire» est grand. Mais comme le chewing-gum, elle perd tôt ou tard de sa saveur et doit donc être remplacée très vite par une nouvelle rumeur tout aussi plaisante, qui occupera à nouveau les bouches.

* Rumeurs. Le plus vieux média du monde. Jean-Noël Kapferer, Editions du Seuil, 1987, 320 pages.