L’espion espionné
Services secrets
On raconte d’habitude l’histoire de l’arroseur arrosé. Dans notre affaire, c’est l’espion en chef qui est la victime de surveillance cachée. Markus Seiler, le chef du service de renseignement de la Confédération, a été espionné par deux journalistes alémaniques
La Suisse, ce pays propre en ordre. Tout y est parfait, même la vie du chef du service de renseignement. C’est ce qu’ont découvert les journalistes de la Wochenzeitung Dominik Gross et Jan Jirát. Alors que tout le monde parle d’espionnage, des écoutes de la NSA qui surveille des millions de personnes, les deux reporters alémaniques ont voulu se mettre à la place des espions. Que peut-on apprendre de la vie de quelqu’un sans que celui-ci ne se rende compte qu’il est surveillé? Et ils ont appliqué la méthode au numéro un du service de renseignement de la Confédération (SRC), Markus Seiler.
Tout savoir, sans se faire repérer
Les journalistes entament une enquête préalable avec les informations publiques sur Markus Seiler. Voilà ce qu’ils commencent par trouver:
■ Lieu d’origine: commune de Triboltingen, canton de Thurgovie, non loin du lac de Constance. Markus Seiler n’y a cependant jamais vécu.
■ Etudes: Markus Seiler termine ses études universitaires en 1994 à l’Université de Saint-Gall par une thèse sur les petits Etats au sein du Conseil de l’Europe (référence à la Bibliothèque universitaire: MK 5400 S461). Dans la thèse en question, on apprend qu’il est né à Zurich le 26 août 1968. Les journalistes suivent donc sa carrière scolaire, retrouvent sa maîtresse d’école primaire (par ailleurs ancienne collègue de l’un des deux journalistes), qui leur apprend que Markus Seiler était un bon élève, appliqué.
■ Carrière: Markus Seiler devient, une fois ses études achevées, secrétaire du Parti radical suisse à Berne, puis il entre dans l’état-major du conseiller fédéral Kaspar Villiger, dont il devient le collaborateur personnel. En 2002, il part au Département fédéral de la défense, dont il devient secrétaire général en 2005. Dès 2008, Markus Seiler est en charge de la mise en place du SRC unifié à partir des services de renseignement intérieur et extérieur, informations récupérées au travers du site archive.org qui permet de remonter dans les archives du Web et de retrouver des sites qui ont disparu de l’affichage public.
Voilà un panorama de ce qui se trouve relativement facilement sur la vie de Markus Seiler, notamment sur le Web.
Planque et observations
Les journalistes enchaînent avec quasiment une journée de planque à Spiez, où Markus Seiler habite, grâce à une adresse découverte par recoupements puisque le maître espion n’est pas dans l’annuaire. Une fois la localisation de la maison confirmée, la surveillance peut commencer. Le lundi matin 6h28, départ de Markus Seiler pour son travail. 7h08, arrivée au siège du SRC à Berne, suivi par les journalistes. Il n’est pas possible pour eux de rentrer dans le bâtiment. Leur mission sera donc technologique. Un petit drone et un mini-tank, pourvus tous deux d’une caméra, et un traqueur GPS à coller sous la voiture sont acquis sur Internet par les deux espions amateurs. Pourtant, l’avocate du journal douche rapidement leur enthousiasme: de telles méthodes peuvent leur valoir plusieurs années de prison. L’espionnage est suspendu. Malgré tout, les journalistes veulent encore essayer une dernière chose: survoler le siège du SRC avec leur drone et simplement prendre en photo la voiture de Markus Seiler devant son bureau. Succès relatif, puisque le film du vol ne montre finalement qu’un tout petit coin du siège du SRC.
Et l’enquête est publiée… dans une édition spéciale de la Wochenzeitung et sur son site web.
«Nous avons proposé avant la mise en vente de 20’000 exemplaires de cette édition spéciale à Markus Seiler de nous les acheter en bloc», a déclaré à l’AFP Stefan Howald, chef-adjoint de la rédaction du magazine. Prix de l’ensemble: 120’000 francs. Markus Seiler n’ayant pas donné suite, le journal a été mis en vente et la rédaction a même mis en ligne un site internet spécial, appelé www.markusseiler.ch, où sont dévoilés quelques éléments de la vie privée du haut fonctionnaire. Dans des rubriques ironico-explicites: mes passe-temps, mon église, mes amis, mes ennemis (parmi lesquels l’on retrouve bien entendu les deux journalistes)…
L’affaire est pourtant des plus sérieuses. Interrogé sur cette nouvelle façon de faire du journalisme par l’ATS, Stefan Howald a répondu que son magazine voulait «montrer ce que cela faisait quand on était espionné, et inverser les rôles».
Selon lui, les services secrets suisses travaillent «en dehors de tout contrôle» et ont «étouffé un scandale intervenu en 2012, avec la découverte de milliers de données volées par un employé». «Aucune conséquence n’a été tirée de ce scandale», a-t-il dit.
Et l’affaire de l’espion espionné ne va visiblement pas faire changer les choses, puisque le porte-parole du SRC a déclaré à l’AFP que le SRC ne prenait pas position…