Au 16, quai du Seujet, dans l’Open Space de Lift à Genève, Sylvie Reinhart jubile. Elle découvre sa nouvelle paire de boucles d’oreilles conçue par une imprimante 3D. La directrice de la conférence dédiée à l’innovation numérique – dont la 9e édition se tient dès demain et jusqu’à vendredi au centre international de conférences (CICG) à Genève – aime le concret. Du moins dans le domaine des nouvelles technologies.

A 33 ans, Sylvie Reinhart est depuis plusieurs années le visage et la voix de Lift, raout incontournable de l’innovation cité en exemple par le New York Times , TechCrunch ou le magazine Wired . Pendant trois jours, avec Abir Oreibi – une autre visionnaire qui campe depuis 2011 la présidence du conseil d’administration – elle fait de Genève l’incubateur d’idées percutantes nées du Web, des nouvelles technologies et du numérique. A l’heure où Lift 2014 ouvre ses portes, Sylvie Reinhart et Abir Oreibi analysent l’écosystème de l’innovation suisse et dévoilent les thématiques porteuses d’avenir. – Le Temps: Depuis 2006, Lift explore les implications économiques et sociétales des technologies. Qu’ambitionnez-vous à travers ces conférences?– Abir Oreibi: Tout simplement de réunir pendant trois jours les acteurs clés de l’innovation pour leur permettre d’apprendre, d’échanger sur les nouvelles technologies, la culture numérique et l’innovation. Pour ce faire, nous menons un long travail de curation en amont pour identifier les thématiques porteuses de créativité. Lift se veut à la fois une plate-forme de rencontres et incubateur de projets novateurs. – On doit la paternité de Lift à Laurent Haug, qui a quitté la direction en 2012. Quel héritage gardez-vous de lui? Votre touche à vous? – Sylvie Reinhart: Dès sa création, Lift s’est toujours voulu comme le lieu où l’on identifie les projets et les idées d’influence dans le futur. Cela fait partie de notre ADN. On n’y a pas touché. Il manquait par contre un aspect crucial: le «Make Innovation Happen», c’est-à-dire renouveler la programmation pour qu’elle contribue aussi à la réalisation d’idées. Dès l’arrivée d’Abir en 2011, notre défi a été d’étoffer l’offre de Lift par l’animation et la modération de discussion autour de sujets d’actualité liés aux enjeux des technologies et le développement des ateliers co-création. Désormais, c’est le lieu où l’on identifie les tendances, mais aussi où on les réalise. – A. O.: Lift est particulier par son audience très mixte. C’est une singularité que l’on ne retrouve pas dans les autres grands rendez-vous dédiés à l’innovation axés soit sur des thématiques ciblées. A Genève, on rencontre à la fois des designers, des étudiants, des entrepreneurs, des hackers ou l’Etat. Tous se mélangent dans le cadre de la conférence et partagent leurs savoirs. Il en ressort de nouvelles idées et des projets innovants qui eux-mêmes continuent d’alimenter les réflexions. – Vous n’avez pas peur de vous disperser? – S. R.: Nous nous sommes demandé à plusieurs reprises si Lift ne devait pas finalement se concentrer sur une audience comme au Computer Electronic Show (CES) de Las Vegas. La mono thématique facilite la communication auprès des audiences. – Pourquoi ne pas avoir sauté le pas alors? – S. R.: La multiplicité des intervenants et des thématiques – dont l’innovation reste le fil rouge – fait notre force. Pour nous c’était un choix très conscient d’avoir une diversité. – A. O.: Au fur et à mesure des éditions, nous avons vu le potentiel de faire travailler ensemble des profils que tout oppose a priori. Notre mission vise à faciliter les échanges multidisciplinaires. – Finalement, la structure de Lift se calque à l’image du Web. La pluralité des thématiques invite à la sérendipité. – S. R.: Oui, et c’est grâce à la communauté participative de Lift. Un jour, un journaliste m’a demandé si j’imaginais les conférences sans les médias sociaux. J’ai éclaté de rire. Twitter, Facebook ou notre blog jouent un rôle crucial dans l’organisation de l’événement. Ils sont sources de retours sur la programmation, nous permettent de mener plus efficacement la curation. Quand on identifie des intervenants, nous allons d’abord analyser les recommandations de la twittosphère. Puis, nous créons des groupes de discussions en ligne par thématiques. – A. O.: Une grande partie du contenu de Lift est généré par les participants eux-mêmes. En amont, nous leur soumettons une liste de thématiques – sur Facebook ou Twitter. La communauté vote sur les sujets dont elle aimerait un traitement dans le cadre de Lift. Les ateliers sont aussi ouverts à la communauté. Nous recevons ainsi plus de 40 propositions par édition. Cela s’est fait de cette manière pour le New York Times présent cette année. Le journal a proposé un projet d’atelier que nous avons retenu. – Vos conférences jouissent d’un grand prestige international. «TechCrunch» et le magazine américain «Wired» les plébiscitent. C’est donc que l’innovation suisse a du potentiel? – S. R.: Depuis la naissance de Lift en 2006, nous observons en Suisse la multiplication de projets et de start-up capables de concurrencer le marché international. Par contre, je constate aussi qu’il n’existe pas suffisamment de plateformes pour que ces acteurs se rencontrent et se présentent au grand public. Je ne compte plus le nombre de designers suisses incroyables que nous avons découverts, mais dont la visibilité est quasi nulle. Notre but est donc de leur offrir ce lieu où ils pourront se mesurer à d’autres, et être vus. – C’est une particularité helvétique? – S. R.: Oui, peut-être. Personnellement, je pense que les projets suisses manquent d’impact. C’est peut-être dû au fédéralisme. Tous les cantons comptent énormément d’initiatives, mais les mènent dans leur coin. Chacun a son incubateur d’idées, son technoparc. Pour augmenter l’impact de ces initiatives, il est important de réunir les forces sur un ou plusieurs grands événements pour braquer les projecteurs sur les projets suisses. – La Suisse se vendrait-elle mal? – S. R.: Oui peut-être, si l’on se compare avec les Etats-Unis ou la France. Deux pays où l’on apprend très tôt à donner de l’impact à sa présentation. Nous voyageons beaucoup dans le cadre de Lift. La Suisse n’a rien à envier aux Etats-Unis ou à la Corée du Sud. C’est parfois frustrant de constater le fort potentiel d’innovations qui existe chez nous, et de ne pas voir émerger un gros succès suisse à la Google ou Facebook. – A. O.: C’est d’autant plus surprenant que la Suisse figure dans les hautes sphères du tableau en matière d’innovation. – Quelle est la particularité de l’écosystème de l’innovation en Suisse? Qu’est-ce qui nous singularise? – A. O.: L’importance des dépenses faites par les grandes entreprises privées dans le secteur de la recherche et développement. Plus particulièrement dans les domaines du MedTech et du BioTech. On ne voit pas cela ailleurs. C’est ce qui propulse la Suisse sur le podium des pays novateurs. – Malgré tout, nous manquons de courage… – S. R.: La Suisse a peur du risque. Elle est phobique de l’échec. Elle craint de perdre la face. Je discutais avec le directeur de la promotion économique finlandaise. Il m’a dit célébrer chaque année le Failure Day, soit une journée où la communauté commémore les projets novateurs au succès commercial cuisant. Cela permet aux autres d’apprendre de cette expérience et de tenter différemment. – Pourtant nous avons tout pour bien faire… – S. R.: Oui, et c’est l’autre particularité de la Suisse. Elle jouit d’un excellent réseau d’universités et de hautes écoles. L’EPFL et l’EPFZ sont listées dans le top mondial. C’est un énorme avantage pour Lift. Il y a aussi la proximité du CERN et ses chercheurs. Cet écosystème a une grande importance puisqu’il favorise les collaborations. Au fil du temps, ce sont devenus des partenaires clés avec qui nous menons plusieurs projets. – C’est difficile pour une start-up de venir en Suisse et d’y grandir? – S. R.: Disons qu’il y a quelques contraintes au niveau de l’immigration (rire). – A.O.: Tout dépend du type de services qu’elle compte offrir. Au premier abord, c’est un marché qui peut paraître compliqué de par le plurilinguisme. Mais la Suisse est aussi citée comme un marché test. On entend beaucoup: «Si tu réussis ici, tu réussiras ailleurs.» Mais de manière générale, en Suisse et en Europe, tout est plus compliqué par rapport aux Etats-Unis, où il y a un seul grand marché, une langue. – La Suisse arrive-t-elle à retenir ses idées novatrices? – S. R.: On y contribue avec Lift – A. O.: Il y a beaucoup d’idées novatrices nées et développées chez nous. L’écosystème des start-up suisses est très dynamique. Mais il nous faut aussi concevoir que certaines envisagent leur départ à l’étranger pour accélérer leur développement.

– C’est-à-dire? – A. O.: L’Innovation dans le domaine du Web exige une proximité avec les développeurs et les leaders du marché. Ceux-ci se trouvent aux Etats-Unis. Swissnex San Francisco par exemple développe un programme pour les start-up suisses. Il les aide à valider et commercialiser leurs projets aux Etats-Unis. En parallèle, ces start-up maintiennent leur programme de recherche et développement en Suisse. Pourquoi pas, si cela leur permet de gagner du temps et de réussir. Les compétences restent en Suisse, mais le développement commercial se fait ailleurs. Swissness San Francisco présentera ce programme dans le cadre de Lift. – Quels sont les secteurs porteurs d’innovation en Suisse? – S. R.: Il y a plusieurs grandes opportunités, notamment dans le design numérique, l’interactive story telling, les jeux, l’hébergement de données dans le Cloud. Mais surtout les Sciences de la Vie. La Suisse est très très à la pointe. – A. O. (acquiesce): Les Sciences de la Vie est le secteur le plus porteur si l’on pense à la présence des grands groupes pharmaceutiques. Ce n’est pas un hasard si nous planchons sur un Lift à Bâle cet automne. – Au fil de votre expérience à Lift quelle conférence vous a soufflées? Si vous deviez en garder une en mémoire… – S. R.: Sans aucun doute Kevin Slavin du MIT, et cofondateur de Zynga. C’était en 2011. Avec des exemples concrets, il a tenu une conférence sur la manière dont les algorithmes gouverneront le monde. Dans le public tout le monde se regardait et se rendait compte que les chiffres étaient sur le point de transformer à jamais le monde physique. – A. O.: Hojun Song en 2011, mon premier Lift. Cet artiste coréen est venu parler de son satellite open source qu’il construisait dans son jardin. On l’avait découvert en 2009 lors de l’édition Lift en Corée du Sud. Il a réussi à le lancer d’ailleurs. Il a su créer du rêve à Lift. – Par le passé, y a-t-il eu une chose au programme de Lift dont le public était sûr qu’elle ne verrait jamais le jour? – S. R.: Ça nous est arrivé plusieurs fois. L’exemple le plus frappant concerne le Bitcoin. Nous avions programmé une conférence sur les devises virtuelles. Le public était très très sceptique. Et pourtant Zurich vient d’inaugurer son premier distributeur de Bitcoins. – L’affaire Snowden ouvre entre autres toute une réflexion sur la gouvernance d’Internet, la manière dont nous surfons, et notre rapport aux services Web. Au sein de Lift, avez-vous perçu ce changement dans la compréhension et l’utilisation des nouvelles technologies? – A. O.: A sa naissance, Lift s’adressait à un public plus restreint. C’était une conférence de niche destinée à une élite technophile. L’innovation s’est depuis démocratisée et intéresse un plus grand nombre – les petites entreprises comme les multinationales. La réflexion se porte aujourd’hui sur l’impact des nouvelles technologies et les manières d’en profiter. – Cette démocratisation influence-t-elle votre programmation pour la rendre plus grand public? Lift 2014 déroule d’ailleurs le tapis rouge aux entreprises en leur offrant des huis clos où les PDG parlent innovation entre PDG. – A. O.: Lift ambitionne d’animer des discussions pour nourrir la réflexion et faire avancer la prise de décisions. Ce n’est pas avec 800 personnes que l’on y parvient, mais en petit comité. Nous avons effectivement lancé un nouveau format pour les PDG dans le but de leur donner – autour d’un petit déjeuner – les tendances de Lift 14 et leur permettre d’échanger. – S. R.: Ces entreprises ne peuvent pas venir les trois jours de Lift. Mais pour nous, c’était tout de même important qu’elles soient sensibilisées à l’innovation et les mettre en relation avec d’autres acteurs. – Des difficultés parfois pour stimuler et évangéliser le public au numérique et à l’innovation? – A. O.: Il y a parfois certains blocages, voire des réticences à venir à Lift. De par la multiplicité des thématiques, plusieurs partenaires peinent à nous coller une étiquette. Il faut expliquer, sans cesse. C’est de l’énergie. – S. R.: C’est tout le défi de la diversité de Lift. Le discours reste le même avec tous les partenaires, qu’ils soient issus du monde de la culture ou de l’économie. Mais on adapte le vocabulaire. On fait parfois des grands écarts entre plusieurs milieux. Ils partagent les mêmes envies, mais ne parlent pas la même langue. – Quelle est la tendance de Lift 2014, le sujet phare? – S. R.: En fait j’en verrais quatre. Le plus important concerne le débat sur la société de partage et les réactions négatives qu’elle suscite dans les milieux économiques. Avec le Web, tout se partage: YouTube et la télévision, les blogs et les médias, Airbnb versus l’hôtellerie ou encore le car sharing et le taxi. Les nouvelles technologies ont totalement révolutionné la notion de propriété, mais aussi la manière dont nous consommons. Au lieu d’acheter, on partage. Ce phénomène de niche au début s’est démocratisé. Ce domaine connaît une incroyable croissance. Mais aujourd’hui, nous sommes dans une phase où les acteurs historiques de ce marché se réveillent et réagissent. Prenez l’exemple des hôteliers qui luttent contre le système Airbnb aux Etats-Unis. Ils paient des impôts et toute sorte de charges alors que n’importe qui peut désormais louer son logement sans contrepartie. Cette tension nous inquiète. Nous craignons qu’elle freine la croissance du marché. Le défi est de trouver un terrain d’entente, un juste milieu. Les lois doivent s’adapter aux nouvelles pratiques engendrées par Internet. – Et les trois autres tendances? – S. R.: Ah oui! Le BioHacking, cette nouvelle frontière biologique: le burger synthétique, les organes imprimés en 3D, le déchiffrement de l’ADN à la portée de toutes les bourses. Les implications technologiques et éthiques sont passionnantes. L’autre thème phare reste celui des algorithmes. Comment ils voient le monde et l’influence. Le dernier sujet concerne le futur du travail, soit les nouveaux métiers nés du Web et la disparition de certains. Mais aussi l’aide des robots. – Vous êtes deux femmes à la tête de l’Innovation dans un bastion historiquement très masculin. Une force? Un poids? – A. O.: Nous faisons un gros travail pour représenter les femmes entrepreneurs dans les conférences. – S. R.: C’est une force pour Lift. Les femmes aiment bien entretenir les réseaux (rire). Plus sérieusement, elles ne s’exposent pas beaucoup. – A. O.: C’est vrai, mais je trouve aussi que les femmes rechignent souvent à se mettre en avant. Elles cherchent moins la visibilité. – S. R.: Oui, peut-être. Moi-même j’ai hésité lorsque l’on m’a proposé de prendre la direction de Lift. – A. O.: Bon il y a aussi une réalité. Proportionnellement, il y a moins de femmes dans ce secteur. Et puis on les entend moins. – S. R.: J’ai observé une tendance dans notre équipe. Je me suis rendu compte que j’avais essentiellement engagé des femmes. – A. O.: C’est par hasard. – S. R.: Oui, mais c’est un fait. On a peut-être tendance à créer des monocultures (rire). – Si vous deviez identifier la thématique dont tout le monde parlera demain… – S. R.: La téléportation. Attention, je ne parle pas de téléportation physique. Je veux dire par là que dans un futur très proche, nous serons tellement bien représentés virtuellement que notre identité numérique nous suffira pour interagir aux quatre coins de la planète. – A. O.: Le voyage sur Mars (rire).