L’ouverture du mur de Berlin? Un couac incroyable!
Allemagne
Comment le Mur est-il tombé définitivement, au soir du 9 novembre 1989? Reconstitution heure par heure de l’ultime journée par le magazine «Der Spiegel»
Comment le mur de Berlin a-t-il pu tomber aussi vite, aussi… simplement? Ceux qui ont vu le dispositif aux 14 000 gardes et 600 chiens, où des centaines de fugitifs trouvèrent la mort de 1961 à 1989, furent stupéfiés par la soudaineté avec laquelle il s’ouvrit, sans qu’un seul coup de feu fût tiré. Bien sûr, la terre grondait grâce à Gorbatchev et sa perestroïka, à l’émancipation des pays «frères» de l’URSS, aux dizaines de milliers d’Allemands de l’Est qui «votaient avec leurs pieds» en passant à l’Ouest.
Les pièces du puzzle de l’Histoire étaient en place. Manquait la dernière, la décision d’ouvrir le Mur.
Elle ne fut jamais prise. En fait de décision, ce fut un couac monumental, une majestueuse cacophonie des dirigeants de la République démocratique allemande, un enchaînement de hasards à peine croyable, révélateur des dysfonctionnements du parti communiste, le SED. Der Spiegel a reconstitué, heure par heure, ce jeudi historique du 9 novembre 1989.
7 heures du matin
Harald Jäger, 45 ans, laisse sa Wartburg durement gagnée devant le locatif où sa famille occupe un quatre-pièces et prend la voiture de service pour gagner Bornholmstrasse à Berlin. Le jeudi est généralement calme, mais un long service de vingt-quatre heures attend le commandant adjoint du poste frontière. Ses trois enfants ignorent qu’il est aussi premier lieutenant de la Stasi, l’omniprésent service secret est-allemand. Affable, Jäger a la conversation facile: c’est utile pour tirer les vers du nez de ceux qui passent par Bornholmstrasse, proche du Prenzlauer Berg, où vivent nombre de parasites et autres asociaux hostiles au régime.
Harald Jäger, lui, croit à la fraternité communiste, c’est un pur, qui ne pense pas grand bien des gérontes dirigeant le pays, ou des opportunistes qui roulent en Volvo, comme Günter Schabowski, membre du Politburo et secrétaire général du SED à Berlin.
Au même moment, Günter Schabowski prend son petit déjeuner dans sa résidence de Wandlitz, le ghetto des cadres du parti, tout en écoutant attentivement la revue de presse. Tout à l’heure, cet ancien rédacteur en chef de Neues Deutschland devra rendre compte devant le comité central de la façon dont les médias parlent des remous du pays, des réfugiés qui passent à l’Ouest. Sujet chaud, il doit bien se préparer.
9 heures
Mauerstrasse, Ministère de l’intérieur. Dans le bureau de Gerhard Lauter, 39 ans, chef de la division des passeports et visas, entrent trois visiteurs: les colonels Hans-Joachim Krüger et Udo Lemme, de la Stasi, ainsi que Gotthard Hubrich, du Ministère de l’intérieur. Ils amènent avec eux un texte de 19 lignes, hautement sensible. La veille, le ministre de l’Intérieur, Friedrich Dickel, leur a confié la mission de revoir, d’ici au 10 novembre, la «loi sur les voyages», les règles applicables aux citoyens quittant le pays.
Ils sont si nombreux à avoir fui la RDA depuis quelques mois, par trains entiers dernièrement, que la Tchécoslovaquie menace de fermer ses frontières. Moscou craint la déstabilisation de sa zone d’influence et fait pression pour qu’une solution soit trouvée rapidement. Le 6 novembre, les autorités ont bien présenté un projet de loi sur les voyages – mais si restrictif qu’il a provoqué un tollé dans la population, provoquant l’effet contraire de celui recherché.
Le mandat de Gerhard Lauter et de ses trois visiteurs: permettre le passage direct des candidats à l’exil de RDA en République fédérale d’Allemagne, y compris par Berlin-Ouest. Ils ont jusqu’à midi pour envoyer leur copie aux 17 membres du Politburo et aux 44 membres du Conseil des ministres.
Mais pourquoi se concentrer sur les départs définitifs? s’est demandé Gerhard Lauter avant cette séance. Au moment où des centaines de milliers de manifestants scandent «Wir bleiben hier!» («Nous restons ici!»), est-ce le moment de pénaliser les citoyens qui réclament juste la liberté de voyager tout en restant fidèles à la RDA? Lui pense que non. A sa surprise, les officiers de la Stasi ne le contredisent pas.
10 heures
Bâtiment du Comité central. La deuxième journée de sa 10e session commence pour les 213 membres et candidats. Egon Krenz, qui a succédé il y a trois semaines à Erich Honecker à la tête de la RDA, n’est pas content. Il estime que les journaux n’ont pas assez largement rendu compte des discussions de la veille. Mais il affiche son inoxydable sourire à la Fernandel face aux caméras.
12 heures
Mauerstrasse. Dans le bureau de Gerhard Lauter, le texte est prêt. Ses interlocuteurs ont accepté d’élargir la réglementation. Ils ont ajouté ces phrases qui vont s’avérer absolument déterminantes pour la suite: «Les voyages privés vers l’étranger peuvent être autorisés sans présentation de justificatifs – motif du voyage ou lien de famille. Les autorisations seront délivrées sans retard.»
Autrement dit, au milieu d’un document initialement destiné à faciliter les voyages sans retour, et qui reste présenté comme tel dans son intitulé, quatre fonctionnaires ont introduit un élément fondamentalement nouveau, qui signifie rien de moins que l’ouverture des frontières.
Tandis que son chauffeur emmène un exemplaire du projet au Politburo et qu’une autre copie part au Comité central, Gerhard Lauter ressent une légère crampe à l’estomac. Il s’attend à des contestations, des résistances.
Un autre détail jouera un rôle capital. Une phrase, isolée sur le dernier feuillet, précise que le communiqué présentant les nouvelles dispositions ne sera diffusé que le 10 novembre, le lendemain donc.
12 heures 30
Bâtiment du Comité central. Pendant la pause cigarette, Egon Krenz montre le projet, qu’il vient de recevoir, aux membres du politburo qu’il a sous la main. Il n’y en a que sept sur dix-huit; parmi les absents figure notamment Günter Schabowski, affairé avec des journalistes. Les présents lisent distraitement le texte qui ressemble à première vue aux règles dévoilées trois jours plus tôt. Personne, à commencer par Krenz, ne saisit la portée des phrases qui viennent d’être glissées dans le document. «Les Russes sont-ils d’accord?» demandent tout de même certains membres du Politburo. Oui, répond Egon Krenz, l’ambassadeur Viatcheslav Kotchemassov a donné son accord par téléphone.
C’est bien le cas, mais le feu vert concernait le projet antérieur, qui visait juste à éviter le passage des fugitifs par la Tchécoslovaquie en ouvrant un point de passage à Schirnding, près de la Bavière. De plus, Viatcheslav Kotchemassov n’a pas réussi à en référer en haut lieu, Mikhaïl Gorbatchev et son ministre des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze, étant accaparés par les festivités de la Révolution d’octobre. Seul un vice-ministre, outrepassant ses compétences, a donné son accord.
13 heures 45
Bâtiment du Comité central. Le ministre de l’Intérieur, Friedrich Dickel – le chef de Gerhard Lauter – monte à la tribune. «La frontière demeure, et cette frontière doit être protégée!» tonne-t-il devant le plénum, qui l’applaudit à tout rompre. Il ignore tout de la bombe lâchée par son subordonné, et dont le sifflement se rapproche.
14 heures 40
Siège du Conseil d’Etat de la RDA. Egon Krenz fait un saut à une exposition culturelle du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie et discute avec son ministre-président, Johannes Rau. De quoi? Des fugitifs et des frontières, justement. Face à son interlocuteur, Krenz fait la distinction entre les fugitifs – qu’il dénigre désormais plus comme des «égoïstes» que comme des «ennemis de la RDA» – et les voyages privés. S’agissant des seconds, le problème est le manque de devises, se plaint-il à son interlocuteur. Les dirigeants de la RDA ont une idée derrière la tête: «vendre» l’ouverture du Mur à l’Allemagne de l’Ouest pour renflouer leurs caisses vides. En échange de milliards de marks, ils sont prêts à risquer une brèche. Egon Krenz n’a visiblement pas saisi que le document qu’il vient de soumettre au Politburo ouvre cette brèche à la dynamite – et sans contrepartie.
15 heures 30
Bornholmerstrasse. Comme prévu, la journée est calme, les 12 pistes pour voitures et 2 pour les véhicules de diplomates sont peu utilisées. Pas grand-chose à se mettre sous la prunelle sur les 16 écrans de surveillance vidéo. Harald Jäger en profite pour liquider de la paperasse.
16 heures
Bâtiment du Comité central. La séance a repris avec une demi-heure de retard sur l’horaire. Egon Krenz aborde «un problème qui nous préoccupe tous, les départs à l’Ouest»; il lit à haute voix le document préparé le matin même dans le bureau de Gerhard Lauter. Est-ce l’intitulé, le fait que le passage explosif sur l’autorisation sans délai des voyages privés est noyé dans une phraséologie familière? Toujours est-il que l’incroyable se produit. Parmi plus de 200 personnes présentes, aucune ne tire la sonnette d’alarme. Trois posent des questions sur des points de détail. C’est tout, affaire réglée.
17 heures
Ministère de l’intérieur. Dans son bureau, Gerhard Lauter prépare les modalités d’application. Il téléphone plusieurs fois pour savoir si son projet a suscité des réactions. Le Conseil des ministres lui a suggéré de fixer un embargo à 4 heures du matin pour annoncer les nouvelles dispositions, que les citoyens apprendront en prenant leur petit déjeuner. Sinon, rien de spécial.
17 heures 45
Bâtiment du Comité central. Egon Krenz glisse à Günter Schabowski, qui se rend à la conférence de presse, les nouvelles règles sur les voyages à l’étranger. Ce faisant, il commet au moins quatre erreurs. Les 44 ministres du conseil n’ont pas tout été consultés. C’est au Conseil des ministres de faire l’annonce, pas au Politburo. L’embargo va être violé. Enfin, la patate chaude est transmise à quelqu’un qui n’a pas assisté aux discussions.
18 heures 53
Centre de presse international. Au terme de sa conférence de presse, Günter Schabowski répond à une dernière question, posée par Riccardo Ehman, de l’agence italienne Ansa: «Le projet de loi sur les voyages présenté il y a trois jours n’était-il pas une erreur?» demande le journaliste. S’ensuit le spectacle le plus ahurissant jamais enregistrés face aux médias, huit minutes de confusion la plus totale, ponctuée d’une trentaine de «aaah!» et de 14 sous-questions audibles, plus les inaudibles.
Günter Schabowski feuillette ses documents, répond qu’on vient justement de lui communiquer une ordonnance d’application «que vous devez aussi avoir reçue». Il lit le document, y compris le passage autorisant les voyages privés. «Quand ceci entre-t-il en vigueur?» demande un journaliste interloqué. Schabowski farfouille encore dans ses papiers, ne trouve pas celui où figure la date du 10 novembre. «Autant que je sache, immédiatement», répond-il. «Y compris pour Berlin-Ouest?» Il hésite encore: «Oui…» Plus tard il dira qu’à ce moment, la pensée suivante lui est passée par la tête: «J’espère que les Russes sont au courant.»
Ses versions de ce moment varieront par la suite. Quoi qu’il en soit, il vient juste d’activer le détonateur.
18 heures 54
Bornholmerstrasse. Harald Jäger peine à suivre la conférence de presse de Günter Schabowski sur la vieille TV noir-blanc. Il est seul à une table, grignotant des moitiés de petits pains. Vingt hommes sont assis à d’autres tables. Les conversations s’arrêtent. Jäger se précipite au téléphone, appelle son supérieur, Rudi Ziegenhorn, de la division VI de la Stasi, responsable du contrôle des passeports: «Que se passe-t-il, bon sang?» Son interlocuteur est aussi désemparé que lui.
Ambassade russe. Le chargé d’affaires Igor Maximitchev est d’abord stupéfait, puis furieux. L’ambassadeur Kotchemassov l’appelle à ce moment. «Que se passe-t-il?» Les deux hommes n’en savent rien, se demandent si Egon Krenz a eu un contact direct avec Moscou. Désemparés, eux aussi.
Varsovie, salons du gouvernement polonais. Helmut Kohl, en visite officielle, s’apprête à se rendre au dîner quand on l’informe par téléphone de ce que vient de déclarer Günter Schabowski. Il tombe des nues.
20 heures
Après un torrent de dépêches contradictoires, le journal télévisé s’ouvre sur la nouvelle la plus sensationnelle d’après-guerre: «La RDA ouvre ses frontières.» Même l’agence officielle est-allemande, ADN, qui voulait d’abord respecter l’embargo dont elle avait eu connaissance, emboîte le pas aux autres. Des millions d’Allemands, à l’Est comme à l’Ouest, encaissent le choc. Ils comprennent: le Mur s’ouvre. Maintenant.
20 heures 30
Palais de la République. Gerhard Lauter, l’inspirateur du paragraphe qui a tout changé, est au théâtre avec sa femme. Il ne se doute de rien, ne sait pas que l’embargo a volé en éclats.
Au bâtiment du comité central, on discute de l’avenir du socialisme. Des voix critiques se font entendre. Les caciques du parti ignorent, eux aussi, ce qui est en train de se passer à l’extérieur.
21 heures
Bornholmstrasse. Après le téléjournal, les curieux ont commencé à se rassembler à proximité du poste frontière, d’abord prudents et distants. Puis plus nombreux, plus proches. Harald Jäger dispose de 52 hommes armés. La foule grossit, toujours pacifique mais plus bruyante. Il essaie de la faire reculer, de la convaincre de revenir le lendemain, d’aller demander des visas aux postes de police. Le porte-voix couine, siffle. La foule ne bouge pas. Les questions fusent – «A la TV, ils ont dit: tout de suite, sans délai!» – l’impatience grandit, la file des Trabant s’allonge. Les officiers ne savent pas quoi faire. Tirer? «Nous finirions pendus à un lampadaire», se dit l’un d’entre eux. D’ailleurs personne n’y pense. Les ordres? Il n’y en a pas, il n’y en aura pas, pendant les trois heures où tout aurait pu basculer dans le drame.
21 heures 37
Washington. George H. W. Bush fait entrer quelques journalistes dans le bureau ovale pour commenter les événements. Il a fait déplier une carte de l’Allemagne pour s’orienter. On lui demande s’il jubile. «Je ne suis pas un type émotionnel», répond-il. Et d’ajouter: «Je suis satisfait»… Cette sobriété s’explique: au moment où il parle, il ne dispose d’aucune information, même pas de ses services secrets. Les troupes américaines sont en alerte à Berlin. L’essentiel est de ne pas provoquer les Russes. Son conseiller à la sécurité, Brent Scowcroft, dira plus tard: «Nous ne savions tout simplement pas ce qui se passait.»
21 heures 45
Bâtiment du Comité central. Egon Krenz cherche à joindre Mikhaïl Gorbatchev au téléphone. Il est près de minuit à Moscou, on refuse de lui passer le leader russe, affirmera-t-il: «J’aurais sans doute obtenu la liaison si j’avais annoncé que nous étions sur le point d’entrer en guerre.»
21 heures 50
Bornholmerstrasse. Faute d’instructions, Harald Jäger demande à ses hommes de faire passer, au compte-gouttes, ceux qui le veulent absolument. Mais, exécutant fidèle, il applique les consignes les plus dissuasives: un tampon est apposé sur la photo d’identité de leur passeport. Ce qui veut dire pour les gardes: fugitif, interdit de retour en RDA. La pression est telle que trois guichets commencent bientôt à pratiquer de la sorte.
22 heures
Wandelitz. Günter Schabowski, rentré chez lui, apprend la situation et se fâche. «Bon sang, encore une panne de communication!» Il est remonté dans sa Volvo et se dirige vers Bornholmerstrasse, où la foule et la file des Trabant l’empêche d’atteindre le poste frontière.
Ambassade russe. Igor Maximitchev suit les événements à la TV, hésite à avertir Moscou. Qui avertir, au risque de provoquer une surréaction? Là-bas, il est très tard. Le KGB envoie aussi des messages. Il n’y sera répondu que le lendemain matin.
«Personne ne nous appelait, et nous ne pouvions joindre personne. C’était comme si la direction entière de la RDA avait été avalée par un tremblement de terre», se souvient Igor Maximitchev. L’ambassadeur, lui, a pris des somnifères et est allé dormir.
Lichtenberg. Gerhard Lauter rentre du théâtre pour s’entendre dire par son fils que plusieurs personnes du ministère ont cherché à le joindre et que la frontière est ouverte. Il saute dans sa voiture et fonce au bureau. Il y trouve des couloirs déserts, les 24 voyants du central téléphonique allumés. Mais sinon, rien. Personne.
Varsovie. Helmut Kohl est informé tant bien que mal de ce qui se passe par son porte-parole. «Nous nous sentions, à ce moment, totalement étrangers aux événements, sur une autre étoile», dira-t-il.
23 heures 10
Bornholmerstrasse. «Tor auf! Tor auf!» («Ouvrez la barrière!»), scande la foule. Et, rassurante: «Wir kommen wieder!» («Nous allons revenir!»). La technique du tampon et du guichet ne suffit plus, les gardes sont totalement submergés. Et toujours pas d’ordres. Environ 20 000 citoyens veulent aller à l’Ouest, ne serait-ce qu’une heure, tandis que les premiers qui ont franchi la frontière reviennent déjà. Un couple se présente, lui n’a pas sa photo barrée par le tampon, elle oui. Elle pleure, elle veut revoir ses enfants. On la laisse rentrer.
A 23 heures 30, Harald Jäger prend sur lui de donner l’ordre: les barrières sont ouvertes.
23 heures 50
Heinrich Heine Strasse. Günter Schabowski, l’homme dont l’annonce a fait basculer la RDA, découvre une ville ouverte, des gens exultant, souriants ou fatigués. Pas de violence, seulement une immense bouffée d’air qui a empli la nuit. Quand il arrive vers le poste frontière, un homme de la Stasi en civil s’approche de la voiture et lâche la phrase la plus sidérante, et en même temps la plus juste de la soirée: «Pas d’événements particuliers à signaler.»
Le Mur s’était effondré dans le calme.