Genève est discrètement au centre du monde. Depuis le 9 novembre dernier, deux imposantes délégations de Moscou et de Washington ont entamé un marathon à huis clos dans la Cité de Calvin pour négocier le renouvellement d’un accord essentiel dans le paysage nucléaire mondial, START (Entretiens sur la réduction des armes stratégiques), qui expire le 5 décembre. Conclu par Mikhaïl Gorbatchev et George Bush père en 1991, cet accord a eu un effet considérable dans l’immédiat après-Guerre froide, permettant de réduire d’un tiers les arsenaux nucléaires des Etats-Unis et de la Russie.

A ce jour, les Etats-Unis disposent de 5600 têtes nucléaires et de 1200 vecteurs nucléaires. Aux Russes, on attribue quelque 4000 têtes nucléaires et 815 vecteurs nucléaires. Les deux pays comptent entre 2000 et 3000 ogives réellement déployées. Selon les présidents Barack Obama et Dmitri Medvedev, Américains et Russes visent à réduire à 1500/1675 le nombre de têtes nucléaires et à 500/1100 les vecteurs nucléaires.

La Russie renforce son image

Les enjeux des négociations START de Genève peuvent paraître a priori réduits à des questions de calendrier. Ils sont pourtant considérables. Pour les Russes, explique Thomas Gomart, directeur du Centre Russie/NEI à l’Institut français de relations internationales, les discussions sur START sont cruciales: «Les négociations sur les armes nucléaires sont la mère de toutes les négociations pour la Russie. Elles lui permettent de continuer à exister sur la scène internationale alors qu’elle avait été considérée comme quantité négligeable dans les années 1990.»

Ex-ambassadeur américain en Ukraine et chercheur à la Brookings Institution de Washington, Steven Pifer justifie l’intérêt des Russes par des arguments technologiques: «Le vieillissement des sous-marins et des missiles balistiques intercontinentaux de la Russie causera une réduction dramatique des forces stratégiques russes au cours des années à venir. […] Le processus de négociation START permet par ailleurs de valider la superpuissance nucléaire russe et de traiter la Russie sur un pied d’égalité avec les Etats-Unis.»

Plusieurs spécialistes européens voient cela comme de la rhétorique diplomatique. Dans les faits, ils pensent que dans la doctrine russe, les armes nucléaires ont vu leur importance baisser d’un cran. «A Moscou, on parle désormais de dissuasion régionale et on serait sur le point de miniaturiser les arsenaux nucléaires.»

Les intérêts américains

Pour les Américains, START est davantage un moyen d’assurer la stabilité stratégique au niveau international. Thomas Gomart estime que c’est une manière pour Washington de favoriser la coopération de Moscou dans les épineux dossiers afghan et iranien. Le président Barack Obama semble par ailleurs attacher une grande importance aux mécanismes de vérification de START qui poussent Américains et Russes à une grande transparence. Sans le traité START, cet instrument disparaîtrait. Un autre facteur pèse dans la réflexion des Américains: les coûts économiques des arsenaux nucléaires. Selon une étude menée par deux chercheurs du Carnegie Endowment for International Peace, Stephen Schwartz et Deepti Choubey, le budget consacré aux armements nucléaires s’est élevé à 52 milliards de dollars en 2008, dont une part non négligeable pour la maintenance des stocks.

Des délégations imposantes

Du côté russe, la délégation présente à Genève est impressionnante: elle comprend une quarantaine d’experts des ministères des Affaires étrangères et de la Défense, des services de renseignement, de Roscosmos, l’Agence spatiale russe, et de l’Agence fédérale de l’énergie atomique Rosatom. Du côté américain, la délégation est forte de plus de 50 membres, dont des experts de la NASA, de la CIA, de l’armée, de la marine et de l’Air Force. Il y a quelques jours, une rencontre «au sommet» a eu lieu à Genève entre les chefs d’état-major américain et russe, l’amiral Michael Mullen et le général Nikolaï Makarov.

Pour faciliter cette diplomatie purement bilatérale entre la Russie et les Etats-Unis qui ne s’inscrit pas dans le cadre de la Conférence du désarmement, la Suisse a dû faire preuve de flexibilité par rapport à son régime de visas. Normalement, elle accorde des visas d’un an pour une durée de séjour maximale de 90 jours. En l’occurrence, elle a octroyé aux membres des délégations des accréditations diplomatiques pour un an.

Comment le choix de Genève s’est-il imposé pour une négociation aussi sensible? La Cité de Calvin abrite la Conférence du désarmement. Les structures en place dans les deux missions sont directement opérationnelles. Un facteur humain a aussi pu jouer un rôle: le chef de la délégation, Anatoly Antonov, responsable du contrôle des armements au Ministère russe des affaires étrangères, était, jusqu’au début des années 2000, le représentant russe à la Conférence du désarmement.

Un bon climat de travail

Le 9 novembre, les deux délégations ont commencé leur neuvième round de négociations pour une durée d’un mois. Auparavant, les rencontres se limitaient à quelques jours. Ce n’est qu’à la fin août que des propositions officielles sont venues de l’administration de Barack Obama.

Avec l’échéance du 5 décembre, le temps presse. Ces jours, quatre groupes de travail planchent sur les détails des accords, deux le matin, deux l’après-midi. «L’atmosphère de travail est bonne», relève un participant. Elle s’est sensiblement améliorée après que Washington eut décidé d’abandonner son projet de bouclier antimissile en République tchèque et en Pologne, mais aussi de suspendre implicitement l’extension de l’OTAN à l’Est. Illustration du climat de travail: récemment, le chef de la délégation russe, Anatoly Antonov, a offert à son homologue américaine, Rose Gottemoeller, une bouteille de vodka dont l’étiquette porte le nom de «weapon-free space vodka» («vodka pour un espace sans armes»).

Les délégations se réunissent tantôt à la mission diplomatique américaine, tantôt à la mission russe. Dans cette dernière, les réunions se répartissent entre le Georgievsky Hall et la Villa rose. Mais des déjeuners et dîners de haut niveau ont aussi lieu dans différents restaurants de Genève.

Les obstacles

Ces jours, le ministre russe des Affaires étrangères a assuré que les délégations américaine et russe faisaient tout leur possible pour boucler leurs travaux avant l’échéance du 5 décembre. Mais si elles s’entendent sur les grandes lignes, elles sont néanmoins confrontées à plusieurs casse-tête. Les calculs pour évaluer les arsenaux sont une vraie gageure. La structure des arsenaux nucléaires des deux pays est très différente. La Russie dispose de missiles balistiques intercontinentaux mobiles Topol-M dotés d’une seule tête nucléaire. Pour compliquer le tout, ces Topol-M sont en partie remplacés par des missiles RS-24 capables de porter de trois à quatre ogives nucléaires.

Les Etats-Unis n’ont pas de missiles mobiles. Leurs missiles intercontinentaux sont arrimés à des bases fixes. Mais ils ont en revanche des sous-marins et des bombardiers très perfectionnés dotés de têtes nucléaires. Au cours des 15 dernières années, relève Steven Pifer, les Etats-Unis ont converti leurs bombardiers B-1 et leurs sous-marins Trident en forces conventionnelles. Comment les comptabiliser quand on sait qu’il est possible de redoter ces armes de têtes nucléaires et qu’un sous-marin Trident dispose toujours de tubes faisant office de vecteur nucléaire?

Autre obstacle: les infrastructures nucléaires. La Russie n’a que quelques sites de production et de stockage qui peuvent être facilement inspectés en vertu des mécanismes de vérification prévus par START. Aux Etats-Unis, ces sites sont plus dispersés et se chiffrent à près d’une trentaine. Du côté russe, on craint qu’une autre version de bouclier antimissile voie le jour. D’où le souhait que les négociations prennent en compte l’interdépendance des armes stratégiques défensives et offensives. Les systèmes d’interception des missiles balistiques rendraient pour Moscou moins pertinente la réduction du nombre de têtes nucléaires.

Restent les garanties à fournir à la Biélorussie, à l’Ukraine et au Kazakhstan. A la chute de l’Union soviétique, ces trois Etats disposaient d’arsenaux nucléaires importants. Dans le cadre du Protocole de Lisbonne (1992), ces trois pays, qui sont également des Etats parties au traité START, s’engagèrent à éliminer leurs armes nucléaires en contrepartie de garanties sécuritaires de la Russie. Aujourd’hui, Moscou continue de faire de ces garanties un argument de négociation.

Les enjeux liés au calendrier

L’objectif d’aboutir le 5 décembre 2009 apparaît ambitieux au vu des questions très sensibles débattues à Genève. Plusieurs scénarios sont dès lors possibles. Le plus optimiste serait une conclusion d’un nouvel accord dans les délais impartis. A défaut, un accord transitoire permettrait de combler un dangereux vide juridique. Il serait aussi possible d’amender provisoirement le traité START ou d’en prolonger la durée de cinq ans supplémentaires. Spécialiste de ces questions au Centre de politique de sécurité à Genève, Gustav Lindstrom ne cache pas que ce retard représente un vrai risque: «Le nouveau traité devra être ratifié par le Sénat américain et la Douma russe. On peut déjà dire qu’ils ne parviendront pas à le faire avant mai 2010. C’est à cette date que se tiendra la Conférence de révision du Traité de non-pro­lifération nucléaire à New York. Un manque d’assurances fournies par les Américains et les Russes au sujet de START pourrait créer un appel d’air auprès des Etats non nucléaires qui, à New York, pourraient exiger des réductions des arsenaux drastiques.»

Pourquoi n’a-t-on dès lors pas anticipé davantage? Moscou dit avoir manifesté sa volonté de négocier en 2004-2005. Mais l’administration de George W. Bush n’était pas intéressée à regénocier un traité «contraignant d’un point de vue juridique». Elle souhaitait plutôt des mécanismes purement nationaux de contrôle des arsenaux. Barack Obama a adopté une attitude inverse. C’est tout le symbole du boîtier de «remise à zéro» des relations russo-américaines offert par la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton à son homologue russe Sergueï Lavrov lors du sommet de mars à Genève.