Attablés au fond de la gargote, ils essaient de rester discrets. Mais leur accoutrement les désigne comme des étrangers, personne n’est dupe. Dans la ville turque d’Antioche, à une vingtaine de kilomètres de la frontière syrienne, les humanitaires font profil bas, ils ne veulent pas attirer l’attention des autorités turques, ni celle des médias. Bien qu’Ankara soutienne la rébellion syrienne et accueille les réfugiés, le gouvernement n’a pas donné de feu vert officiel aux opérations humanitaires transfrontalières. Cependant les gardes-frontière ferment les yeux. Cette situation équivoque fait le beurre des contrebandiers et des passeurs qui monnayent leurs services auprès des ONG.
Ihab, Ahmed et Souleiman font équipe. Les trois compères, âgés d’une vingtaine d’années, sont originaires de Lattaquié. «Nous avons séparément rejoint la résistance», explique Ihab, le chef du trio. «A la suite d’une dispute, j’ai quitté l’ASL. Mes deux copains avaient fait de même, l’état d’esprit ne nous plaisait pas. Nous avons décidé d’aider notre peuple différemment en lui fournissant ce dont il manque: vivres, farine, médicaments, fuel, essence, armes et munitions.» Le groupe travaille surtout pour des petites structures, ONG locales ou particuliers.
Zone grise
Enveloppé dans une couverture, Ihab se cale au plus près du feu. Il fait froid le soir en janvier à Atmeh, première bourgade du côté syrien. Des petites échoppes abritées sous des tentes de fortune au milieu de la boue et des détritus proposent des marchandises destinées à la contrebande. Ihab est à la recherche d’un lot de cigarettes. En dépit de la guerre, elles restent meilleur marché en Syrie. La transaction négociée, il s’agit de faire passer le tabac du côté turc. Car les trafics vont dans les deux sens, selon leur nature. Les routes en terre qui mènent à la frontière connaissent un ballet incessant de pick-up bâchés et de camionnettes, les passages délicats entre des étendues inondées créent des bouchons. «Il y a des dizaines de points de passage plus ou moins officiels: avec des médicaments nous passons à côté des militaires, avec des armes un peu plus loin, à travers les champs», explique Ihab.
Un logisticien d’une ONG française qui préfère garder l’anonymat explique: «Nous agissons dans une zone grise, sans autorisation officielle. Même si les autorités turques se montrent plutôt bienveillantes et conciliantes envers nous, elles l’ont été un peu moins avec d’autres organisations plus petites ou moins discrètes. Notre situation reste donc précaire.» Les difficultés redoublent du côté syrien, dans les zones contrôlées par la rébellion, car l’absence d’interlocuteur officiel a créé le chaos. «Des réseaux clandestins ont la mainmise sur la frontière. Au-delà, ce sont les groupes armés, plus ou moins coordonnés, qui font la loi. Certains veulent tirer leur profit de nos activités ou s’en servir pour favoriser une faction ou une communauté.»
Un pourcentage
La guerre a créé des opportunités, dont les moins scrupuleux tirent parti. Mais Ihab se défend de vouloir exploiter la misère. «Nous ne prenons qu’un petit pourcentage, le prix de nos services. D’autres se font des fortunes, sans état d’âme, pour permettre à une ONG de passer sa cargaison ou simplement pour la location d’un camion avec chauffeur.»
A côté de l’aide humanitaire, le principal trafic concerne les armes. Ihab n’imagine pas que cela puisse se faire sans l’assentiment des militaires turcs ou la complicité de soldats véreux: «Ils ont des hommes à eux partout et savent exactement ce qui transite. Des cargaisons d’armes ont été livrées aux groupes armés sans être stoppées à la frontière.»
Alors que la communauté internationale se propose d’aider davantage les civils où qu’ils soient en Syrie, y compris dans les zones dont le régime de Damas a perdu le contrôle, le recours aux opérations transfrontalières devrait connaître un essor. La Turquie pourrait mettre de l’ordre dans le chaos qui règne de son côté de la frontière, pour faciliter le transit de l’aide. Mais ce faisant, elle risquerait de voir ses allianceset ses soutiens occultes - elle a ouvertement aidé l’ASL mais aussi, plus secrètement, d’autres groupes armés de la mouvance salafiste - exposés au grand jour.