Le site anonyme Innocent, qui intrigue les journalistes romands depuis bientôt un an, est poursuivi par la justice genevoise à la suite d'une plainte pour diffamation. Ce site, hébergé jusqu'ici sur le serveur américain gratuit Geocities, a commencé ses activités à l'automne passé, suite à l'annonce de la fusion entre le Journal de Genève et Le Nouveau Quotidien. On y trouve des informations concernant Le Temps, la presse romande en général et l'actualité suisse. Les nouvelles sont illustrées par des photomontages et racontées sur un ton souvent sarcastique, avec un humour variable.

Tout le concept du site Innocent repose sur l'anonymat. Profitant des méandres d'Internet, ses responsables ont réussi à rester inconnus. Mais surtout, ils invitent les internautes à s'exprimer sur le site sans dévoiler leur identité. Les interventions, consignées dans un forum baptisé Le Club, donnent lieu à un foisonnement d'opinions de toutes sortes, sans dérapage apparent. Un individu s'est cependant estimé diffamé puisque plainte a été déposée auprès du parquet genevois.

Le dossier «Innocent contre la justice genevoise» est donc ouvert, comme le dirait ce site qui aime tant se mettre en scène. La police est actuellement à ses trousses. Une course qui se promet un bel avenir médiatique: la plupart des journalistes romands suivent de près l'évolution d'Innocent depuis son apparition. Plusieurs articles lui ont déjà été consacrés.

Première étape de l'enquête, la police genevoise doit déterminer l'identité d'Innocent. Depuis le début, Innocent nargue régulièrement ceux qui tentent de pénétrer dans son camp retranché. Il a commencé par ouvrir un site anonyme en Californie, sur le serveur Geocities. En février dernier, il a poussé la provocation jusqu'à réserver une adresse en Suisse, www.siteinnocent.ch, pour faciliter l'accès à son site. Cette adresse est officiellement détenue par la société CK Multimédia à Vernier (GE). «Je me suis prêté au jeu et j'ai accepté de rediriger les appels vers l'adresse américaine d'Innocent», reconnaît le responsable de cette société. Mais depuis vendredi, surprise, l'adresse suisse ne répond plus. Le responsable de CK affirme «ne plus vouloir porter le chapeau», d'autant qu'il répète ne pas connaître l'identité d'Innocent. En acceptant de rediriger l'adresse suisse vers le serveur américain, le prestataire de Vernier s'était rendu juridiquement coresponsable du contenu publié sur le site. Il avait accepté de prendre ce risque en échange d'une modeste somme d'argent (7 francs par mois pour une durée non révélée). «Cette somme m'a été versée au moyen d'un bulletin de versement anonyme», dit-il.

Cette fermeture de l'adresse suisse constitue le premier acte de l'affaire. Le deuxième est survenu dans la nuit de mardi à mercredi, quelque part en Californie. «A 1 heure, le site Innocent a été bouclé par Geocities» indique Innocent dans un message électronique envoyé à la presse. L'adresse américaine est effectivement inaccessible depuis hier. La société Geocities a visiblement été priée depuis la Suisse de fermer le serveur d'Innocent. Juridiquement, rien ne l'obligeait cependant à le faire, la diffamation n'ayant pas été démontrée.

«Une plainte en diffamation a bel et bien été déposée à l'encontre du site Innocent, confirme Pascal Di Camillo, porte-parole de la police genevoise. Nous ne pouvons pas révéler l'identité des plaignants.» L'affaire devrait donc se poursuivre dans la discrétion. Le plaignant est protégé par un anonymat tout aussi épais que celui qui entoure le site Innocent. Qui peut-il être? Plusieurs personnalités suisses, comme les journalistes Massimo Lorenzi, Darius Rochebin et Guy Mettan, ainsi que le patron de la FIFA Sepp Blatter et le conseiller d'Etat genevois Gérard Ramseyer ont souvent été critiqués par le site Innocent, sans que ces attaques paraissent pour autant justifier une plainte pour diffamation. «J'ai visité ce site et je n'y ai rien vu de plus grave que ce qu'on trouve dans Le Canard Enchaîné, explique Daniel Cornu, spécialiste de l'éthique des médias et directeur du Centre de formation des journalistes. Cependant, certains propos du Club d'Innocent, lors de la crise de la Tribune de Genève, pouvaient peut-être porter préjudice à la personne de Guy Mettan.» Suite à l'éviction de ce dernier de la direction du journal genevois, le site Innocent lui avait effectivement consacré un large espace où les critiques virulentes s'étaient succédé.

La fermeture du site Innocent risque de faire grand bruit. Elle présente un cas juridique inédit et peut s'apparenter à une forme de censure avant jugement. Mais l'opération pourrait bien rester sans effet. Quelques heures à peine après sa fermeture, Innocent réapparaissait aussitôt à une autre adresse (http://innocent.iscool.net) où il fanfaronnait: «Innocent will survive».