Le docteur Roland Coutanceau est psychiatre et psychanalyste, spécialisé en victimologie et en agressologie. Auteur de Les Blessures de l’intimité (Odile Jacob, 2010), il est président de la Ligue française pour la santé mentale.

Le Monde: Une campagne de prévention similaire à celle qui a été menée en Allemagne serait-elle possible en France ?

Roland Coutanceau: je ne suis pas sûr que notre société soit prête. L’idée qu’un pédophile peut ne pas passer à l’acte n’est pas intégrée par le public. Il faudrait d’abord lui faire prendre conscience qu’il y a des gens qui souffrent d’une sexualité «maudite», qui pourraient être aidés, et que cela éviterait pour certains un passage à l’acte ultérieur.

Ce n’est pas facile. Et la priorité des ministères de la santé et de la justice se porte évidemment sur ceux qui ont déjà transgressé l’interdit, pour tenter d’éviter les récidives.

Mais une telle campagne pourrait-elle être utile ?

L’idée est très intéressante. Dans la trajectoire de tout pédophile, il y a un moment qui précède le premier passage à l’acte. Envoyer ce message social : «Vous avez une orientation sexuelle problématique, qui vous fait souffrir et va peut-être vous faire faire des bêtises : venez consulter» ne peut donc qu’être bénéfique. L’expérience tentée en Allemagne aurait pu l’être en France, mais personne ne s’y est attelé.

Personnellement, j’ai créé la première consultation avec obligation de soins en 1991, soit sept ans avant la loi de 1998 sur l’injonction de soins. Je vois donc essentiellement des gens qui ont été condamnés ou interpellés. Ma consultation prend également en charge ceux qui viennent spontanément frapper à ma porte, parce qu’ils craignent un éventuel passage à l’acte et souhaitent en parler. Mais ils restent minoritaires.

Existe-t-il un profil du pédophile ?

Il y en a plusieurs. Le premier groupe est celui qui inquiète le plus la société : le pédophile qui passe à l’acte. Le plus souvent, il est à la fois immature et autocentré. Le deuxième groupe n’est connu que depuis une dizaine d’années, du fait des progrès de la technologie : c’est celui qui visionne de façon intense des sites pédopornographiques, ou qui en collectionne les images. Le troisième groupe, enfin, est celui qui ne passe pas à l’acte et ne visionne rien.

Un pédophile, c’est un homme - car il s’agit essentiellement d’hommes, sans que l’on sache très bien pourquoi - qui va être excité sexuellement par un corps prépubère de garçon ou de fille. Contrairement à ce que pense le profane, il n’agresse pas forcément : être attiré par un enfant prépubère ne laisse présager d’aucune fatalité d’un passage à l’acte. Dans ma longue carrière, j’ai rencontré des pédophiles qui avaient choisi de s’interdire à tout jamais une sexualité active. Ils avaient seulement une sexualité autoérotique.

Entre ceux qui passent à l’acte et ceux qui ne le font pas, existe-t-il une différence dans l’intensité de la pulsion sexuelle ?

Bien sûr, la pulsion sexuelle joue un rôle. Mais il y a quelque chose de plus mystérieux, de l’ordre de l’obsession. Les patients le disent : «Je ne pense qu’à ça.» Etre en permanence obsédé par sa sexualité, cela ne s’explique pas seulement par une poussée biologique.

Par ailleurs, quand on décide de passer à l’acte, c’est toujours un choix. Agresser un adulte ou un enfant, c’est toujours s’abandonner à son désir, à son fantasme. C’est donc être immature (»Je suis trop faible pour résister quand je suis excité») et égocentrique (»J’en ai envie, je ne pense pas trop à l’autre et je le fais «). En ce sens, la société est fondée à considérer que le sujet est responsable. La pulsion biologique n’explique pas tout : le pédophile est responsable de ses actes. C’est là-dessus qu’il faut travailler. Et c’est même un aspect central de la prise en charge des gens transgressifs.

Peut-on imaginer une société qui accepte la pédophilie ?

Contrairement à l’homosexualité, je pense qu’aucune société, anthropologiquement, ne l’acceptera jamais. Dans toutes les cultures, dans toutes les époques, une caractéristique universelle de l’homme est cette transformation qu’est la puberté. Avant cette étape, on a une certaine forme de sensualité ; après, on a une sexualité différente, avec d’autres attentes. La révolution de la puberté transforme le désir.

C’est pour cela que l’homme post-pubertaire n’est pas fondé à demander un jeu sexuel avec un prépubertaire : leurs sensualités sont incompatibles, et ce constat est valable pour toutes les cultures humaines. Quand mes patients pédophiles me demandent pourquoi la société leur interdit la réalisation de leur désir, c’est ce que je leur dis : «Tu joues avec quelqu’un qui ne joue pas le même jeu que toi, et qui ne peut pas avoir le même plaisir que toi, et à qui tu fais du mal.»

Pour les pédophiles qui sont passés à l’acte, quelle est actuellement la meilleure prise en charge ?

Quelqu’un qui est totalement lucide et clair sur sa sexualité peut être pris en charge dans une thérapie individuelle. Si le sujet est plus sur la défensive, on utilise des techniques de groupe. Pourquoi ? Parce que les plus autocritiques aident les autres à avancer. Quant aux indications de castration chimique par administration de médicaments, elles concernent essentiellement des pédophiles obsédés par leurs fantasmes et dotés d’une personnalité très égocentrée.

Ces médicaments sont de deux types. Il y a d’abord les anti-androgènes (castration chimique, partielle ou totale), par voie orale ou en injection. Ils aident le sujet à contrôler sa sexualité, ils permettent aux patients de nous dire : «Cela me prend moins la tête.» On peut par ailleurs prescrire certains antidépresseurs.

Dans le cadre de l’astreinte aux soins, ces traitements médicamenteux sont prescrits au cas par cas. Le médecin propose le traitement : le patient est libre de l’accepter ou non, puisque l’éthique du médicament en France est une éthique de persuasion, pas d’obligation. Nombreux sont ceux qui le refusent, ou ne le suivent pas. Certains juges d’application en font une sorte de bras de fer (»Vous sortirez si vous acceptez la castration chimique»), mais on est là dans une forme de chantage.

Le visionnage d’images pédopornographiques est-il un phénomène inquiétant ?

Oui, car il est en augmentation. Comment gérer la masse des hommes dont l’ordinateur contient un grand nombre d’images pédopornographiques ? Cette question préoccupe aujourd’hui toutes les démocraties. Dans la majorité des cas, en effet, ces hommes n’ont aucun casier judiciaire connu, mais certains ont déjà agressé un enfant.

A quel point ces images sont-elles des signaux d’alerte ? Que proposer à ces sujets qui ont un casier vierge ? Quels mécanismes de prévention d’un éventuel passage à l’acte utiliser avec eux ? Et lesquels, sur la masse de tous ceux qui ont des images de ce genre sur leur ordinateur, faut-il déclarer à la justice ? Les policiers disent se fonder essentiellement sur la quantité d’images saisies et sur leur degré de violence, mais tout cela est très empirique.

Complexité supplémentaire : dans ce cas précis, tout dépend du profil de personnalité du visionneur. Pour certains, les images lui serviront de soupape et l’aideront à ne pas passer à l’acte. Pour d’autres, il s’agira au contraire d’un accélérateur.