Le sport électronique du petit au grand écran

Match La semaine dernière, une compétition d’e-sport était pour la première fois retransmise dans 467 salles de cinéma à travers 28 pays

Reportage à Genève, où l’association Geneva E-Sport veut promouvoir le jeu vidéo comme une discipline sportive

On connaissait l’opéra au cinéma et même la visite au musée projetée sur grand écran. Depuis mardi soir, il faut ajouter la partie de jeu vidéo en ligne qui se mate dans le noir et en Panavision. Car oui, il y a des gens qui paient pour en regarder d’autres jouer en tapotant sur leur clavier. Aux dernières nouvelles, ils seraient même 100 millions de spectateurs à rester scotchés devant ces compétitions, commentées comme des finales de la Ligue des Champions. Remarquez, le foot, le tennis et tous les sports en général fonctionnent sur un principe identique. Pour autant que le jeu vidéo entre dans cette catégorie. On y reviendra plus tard. Car au Pathé-Balexert de Genève, c’est un public forcément un peu geek et très sage qui a assisté à cette première mondiale retransmise dans 467 salles à travers 28 pays sous la houlette d’ESL Gaming, structure allemande de sport électronique. Le programme prévoyait une partie en live du jeu de stratégie Starcraft II suivie de la projection de All Work All Play, documentaire sur l’organisation du plus grand tournoi d’e-sport du monde raconté à travers les témoignages de ses participants. «Nous voulions ainsi promouvoir l’e-sport dans notre région et réunir les gamers autour d’un événement», explique Adrien Rubio, président de la toute fraîche association Geneva E-Sport (GES) coorganisatrice de la soirée.

L’e-sport. Comme son nom l’indique, le terme revendique le jeu vidéo au même titre qu’une discipline normale et celui qui s’y plie à l’égal d’un athlète. «Une activité sans énormément de dépense physique, c’est vrai, admet Nicolas Pidancet, l’un des fondateurs de l’association. Mais si on y réfléchit bien, les échecs n’en réclament pas beaucoup non plus.» Il faut dire que l’e-sport est devenu un phénomène, certes encore discret, mais qui possède ses championnats du monde et ses propres chaînes de Web-tv. Amazon a senti la bonne affaire. En août 2014, le roi du shopping en ligne achetait Twitch, la plus importante de ces plateformes de gaming en streaming, et ses 75 millions d’abonnés contre un milliard de dollars.

Pierre de Coubertin martelait que dans le sport, l’important n’était pas de gagner, mais de participer. Dans l’e-sport, il faut impérativement réussir à faire les deux, question de survie. Le film All Work All Play montre bien ces groupes de joueurs, forçats du numérique qui sacrifient tout à leurs ambitions de gamers. Sans non plus se faire trop d’illusions sur un futur impossible à prédire. «L’avenir? Je n’en sais rien. Je vais vieillir et jouer moins bien. Le jeu peut aussi s’arrêter du jour au lendemain», reconnaît Hai, leader de Cloud9, team américain de League of Legends (LOL, jeu de stratégie par équipe) dont chacun des cinq membres touche environ 100 000 dollars par an. Ce qui n’est pas exactement le Pérou comparé au 1,2 million du gamer chinois Chen Zhihao, recordman du genre. N’empêche, Cloud9 a ses groupies absolues. «Sneaky est génial. J’adore ce type», exulte Juliette, spectatrice genevoise, elle-même fan absolue de League of Legends, en parlant d’un joueur tout mimi aux 150 000 likes sur sa page Facebook.

Les filles, justement. Il y en a dans la salle, mais presque aucune dans le documentaire de Patrick Creadon. «Elles sont de plus en plus là. Il existe même des teams exclusivement féminins, sur le jeu de tir Counter-Strike, par exemple», précise Yan L’Kabousse, vice-président de Geneva E-Sport.

L’e-sport a donc ses mégastars, qui nourrissent pas mal de fantasmes de gloire. «A mon sens, le film ne montre pas assez la catégorie de joueur juste en dessous, reprend Adrien Rubio. Ceux qui ont arrêté leurs études en pensant qu’ils passeraient pro, mais qui malgré tous leurs efforts n’ont jamais atteint ce niveau.» Accéder au statut de légende du jeu vidéo, c’est suivre un chemin semé d’embûches. 67 millions de joueurs s’adonnent à LOL chaque mois. Mais ils sont peut-être une vingtaine à en vivre confortablement, dont une bonne partie vient de Corée. Le Pays du Matin calme, l’Eldorado du gaming, le pays où les stratégies de Starcraft sont enseignées à l’université et l’e-sport reconnu à sa juste valeur depuis quinze ans. Et jusqu’à quel âge conserve-t-on sa souplesse d’e-sportif? «Ca dépend. La discipline est encore jeune. Je dirais qu’après 25 ans cela devient compliqué. Les jeux vidéo réclament des réflexes et de l’adresse, deux choses qui se perdent avec l’âge», estime Deniz Inan, chargé de communication de la GES et organisateur de tournois de jeu vidéo. Et après? «Ces joueurs passent coach ou deviennent consultants sur les grandes compétitions. En fait, ils suivent des carrières classiques d’anciens sportifs.»

En Suisse, où l’e-sport fait parler de lui depuis au moins dix ans, le concept stagne. Peu de teams vraiment balèzes, deux ou trois joueurs qui se hissent au niveau mondial: pour dire à quel point les progrès dans le domaine restent balbutiants chez nous. «Notre pays n’a pas la masse critique des Etats-Unis ou de la Corée, et le sponsoring qui fait vivre les équipes n’y est pas encore très développé. Mais on travaille pour que la situation change, en organisant des tournois et ce type d’événements», reprend Deniz Inan. «On constate que beaucoup de joueurs éprouvent la nécessité de partager leur passion en dehors de leur écran. Toutes les occasions sont bonnes pour se rassembler.» Mardi soir, dans All Work All Play, les Américains du Team SoloMid sont devenus champions du monde de League of Legends. Dans ses rangs, Bjergsen, Danois de 19 ans, capable de jouer à la perfection n’importe lequel des 120 personnages du jeu. Mathias, ado à la bonne bouille, en a les yeux qui brillent rien que d’en parler. «Il est passé pro, il avait 17 ans. Bjergsen, c’est Mozart.»

Prochain événement: le dimanche 23 août avec la projection de la finale «Counter-Strike: Global Offensive» en direct depuis Cologne. Rens.: www.pathe.ch et www.geneva-e-sport.com

«Une activité sans énormément de dépense physique, c’est vrai. Mais les échecs n’en réclament pas beaucoup non plus»