Il était une fois
OPINION. Cette année, l’Organisation internationale du travail (OIT) a 100 ans, écrit notre chroniqueuse Joëlle Kuntz. Une organisation révolutionnaire qui a produit 188 conventions et qui est aujourd’hui menacée de désuétude

En 1953, la commission française des conventions collectives a inventé le statut économique du «manœuvre léger». Le Canard enchaîné lui a aussitôt donné un nom, Zéphyr, lequel a acquis sa réputation par la légèreté de son portefeuille. Zéphyr, le manœuvre léger, symbolisait une France où quatre millions d’ouvriers s’étaient mis en grève tout un mois pour obtenir le minimum vital.
Zéphyr, aujourd’hui, est tout aussi léger et il a même perdu son maigre statut économique. Il gagne sa vie avec des petits boulots aléatoires, en indépendant dépendant de situations hors de sa portée ou de sa volonté. Il n’a pas d’attache professionnelle où inscrire ses projets et sa sécurité. Il est un individu isolé, sans convention collective, livré à la chance et à la seule résistance de son tempérament. Des emplois existent quelque part, de plus en plus légers, il faut leur courir après. Zéphyr s’y connaît en running.
Organisation révolutionnaire
Cette année, l’Organisation internationale du travail (OIT) a 100 ans. C’est la seule création du Traité de Versailles (1919) qui a tenu telle quelle dans la durée. La question du travail reste donc intacte depuis qu’elle a été formellement reconnue comme centrale pour la paix au sein des sociétés et entre elles. Elle fait l’objet d’un rapport annuel systématiquement déprimant dont il ressort tout aussi systématiquement que de grands progrès restent à faire. En 2019 cependant, les conditions de ce progrès sont entièrement changées.
L’organisation issue du traité de 1919 était révolutionnaire: dans ses deux corps représentatifs, la Conférence annuelle et le Conseil d’administration, les travailleurs et les employeurs étaient directement représentés. Chaque délégation nationale devait comporter quatre délégués, deux du gouvernement, un des travailleurs et un des employeurs, ces deux derniers choisis par leur organisation respective la plus représentative. Les quatre délégués nationaux avaient des droits égaux, dont celui de pouvoir voter individuellement et indépendamment. La Conférence élaborait ses décisions par une majorité des deux tiers, rompant radicalement avec la tradition de la souveraineté qui exigeait l’unanimité. C’était d’autant plus extraordinaire que ses décisions se présentaient comme des projets de traités, rendus immédiatement obligatoires après ratification par les Etats membres. L’élaboration normative internationale en vue de l’amélioration de la condition de salarié se trouvait ainsi reliée aux parlements nationaux puisque les propositions d’action devaient leur être soumises pour approbation. Le même système «tripartite» régnait au Conseil d’administration: 12 sièges aux gouvernements, six sièges aux travailleurs et six sièges aux employeurs.
188 conventions
La première convention élaborée par ce mécanisme a été la limitation de la journée de travail à huit heures. Elle a été suivie de 188 autres conventions, dont huit qui traitent des principes et droits du travail considérés comme «fondamentaux»: la liberté syndicale, le droit de négociation collective, l’interdiction du travail des enfants, l'élimination du travail forcé et de la discrimination à l’emploi.
Hélas, non seulement l’application fait souvent défaut sur le terrain mais nombre d’Etats violent eux-mêmes les normes approuvées, comme la liberté syndicale, inexistante en Chine ou en Arabie saoudite, deux pays pourtant membres du Conseil d’administration. Le tripartisme lui-même est affaibli par la désagrégation des organisations de travailleurs et d’employeurs ou l’apparition d’entreprises agressivement situées hors du champ conventionnel (Uber, Amazon, MacDonald et consorts). La numérisation de l’économie ajoute sa charge explosive sous l’architecture tripartite qui a permis un siècle d’élaboration des normes de civilisation du travail. Zéphyr, le cliqueur léger, a des soucis à se faire pour ses vieux jours. Pour l’instant, il n’y pense pas, il court, de conserve avec les deux milliards d’hommes et de femmes qui travaillent sans avoir jamais vu un contrat.
La précédente chronique: Un message pour la Suisse
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