Publicité

1536: l’alliance profane du Franc et du Turc

François Ier et Soliman le Magnifique ont un ennemi commun: Charles Quint. Ils se rapprochent pour le combattre – sans grand succès

«Le roi de France a contacté le Voïvode et le Turc par un Espagnol du nom de Rincon qui lui a demandé de faire la guerre à l’empereur en Italie et promis d’être à leur côté.» Cela faisait quelque temps que le bruit courait mais cette note envoyée le 18 juin 1530 à Charles Quint par son ambassadeur à Venise donne corps au soupçon. François Ier, qui conteste à l’empereur le leadership sur l’Italie du Nord, a osé. Il s’est allié secrètement contre lui avec le Grand Seigneur ottoman, Soliman.

La nouvelle est si scandaleuse qu’elle ne sera confirmée que sous la forme d’un accord commercial – les capitulations, rendues publiques en 1536. Mais personne n’est dupe: la nouvelle alliance a pour elle la logique des rapports de force. Et les valeurs religieuses qui s’y opposent sont, en ce milieu du XVIe siècle, sérieusement chahutées.

Jacques Lefèvre d’Etaples en France, Erasme à Bâle se sont fait les apôtres d’une lecture critique des écritures qui bat son plein dans l’entourage de la sœur de François, Marguerite de Navarre. Martin Luther a été excommunié neuf ans plus tôt, Jean Calvin s’éloigne toujours plus de l’Eglise. A la tête de cette dernière, Clément VII, né Jules de Médicis, protège l’astronome héliocentriste Nicolas Copernic et mène, entre le roi et l’empereur, une politique aussi sinueuse que terre à terre. En Angleterre, Henri VIII travaille à se débarrasser de sa première épouse, Catherine d’Aragon, pour épouser Ann Boleyn, qui attend un enfant de lui.

C’est Louise de Savoie, la mère de François, qui a fait le premier geste. C’était cinq ans plus tôt et la situation était désespérée: le roi, tombé à la bataille de Pavie, était retenu prisonnier par Charles, le royaume menacé. La reine mère a établi des contacts tous azimuts – y compris à Istanbul, où son deuxième envoyé est arrivé au mois de novembre 1525, le premier ayant été assassiné en cours de route.

Soliman, le dixième sultan ottoman, est l’un des plus brillants. Il règne sur un empire considérable, dont le centre de gravité s’est déplacé vers l’Est avec les conquêtes de son prédécesseur Selim Ier en Egypte et en Syrie. Mais il avance aussi en Europe. Il a pris Belgrade en 1521 et menace la Hongrie, qui va tomber dans ses mains à la bataille de Mohacs en août 1526. Son homme sur place est Jean Zapolya, le Voïvode de la note diplomatique.

Celui que les Occidentaux appellent le Magnifique et ses sujets le Législateur a entrepris un vaste travail de codification de la pra­tique juridique de ses prédécesseurs. Fidèle en principe à la charia, le corps de lois qu’il laissera à sa mort réorganise l’impôt à l’avantage des plus faibles, le rayas, parmi lesquels figurent de nombreux chrétiens. Il favorise le recours à l’amende dans le droit pénal plutôt que les châtiments corporels.

Soliman se pose aussi comme protecteur des juifs, dans son propre ­empire comme face à la chrétienté. Admirateur, dit-on, d’Alexandre, il ambitionne de lui succéder dans le rôle d’empereur universel – un rôle que l’ampleur de ses possessions justifierait mais qui lui est contesté par un autre candidat au titre, Charles Quint. Héritier de la couronne d’Espagne par sa mère Jeanne la Folle et des possessions des Habsbourg aux Pays-Bas et en Autriche par son père, il a été élu au trône du Saint-Empire en 1519. Le soleil, dit-on, ne se couche jamais sur ses terres, qui se prolongent au-delà de l’Atlantique et qu’il est bien décidé à étendre encore.

Les zones d’influence des deux empereurs, le Turc et l’Espagnol, se heurtent en Hongrie et en Méditerranée. Le premier ne peut donc voir que d’un bon œil la perspective d’un appui français à ses appétits. «Nuit et jour, notre cheval est scellé et notre sabre est ceint», fait-il savoir en exhortant François à garder courage.

Le rapprochement, pour Soliman, n’a sans doute pas que des vertus tactiques. L’appel de la reine mère l’a peut-être flatté. Et il rompt l’isolement auquel le condamne son statut de souverain musulman dans un jeu stratégique dominé par des princes chrétiens. Qui qu’il en soit, il fera preuve d’une remarquable patience face aux hésitations de François qu’il ne va pas tarder à appeler «mon frère».

Car le roi hésite. Libéré en 1526, il a fait très provisoirement la paix avec Charles, dont il vient d’épouser en secondes noces la sœur, Eléonore d’Autriche. Il continue certes de lorgner avec insistance sur l’Italie. Mais tout se passe comme si l’énormité de son geste le retenait. Il faut dire que son entourage est divisé. L’influent connétable de Montmorency, notamment, ne relâchera jamais son opposition à l’alliance turque.

Dans ces conditions, cette dernière s’apparente rapidement à un impénétrable jeu de dupes émaillé de rendez-vous manqués – ou soigneusement évités. Un jeu dans lequel le roi et le sultan ne sont pas les seuls à guerroyer en eaux troubles.

La Méditerranée est dominée par deux capitaines rivaux, le condottiere génois Andrea Doria et le corsaire Hayreddine, dit Barberousse. Le premier quitte abrup­tement le service de François pour se mettre à celui de Charles en 1528, le second navigue sous la bannière ottomane. Mais l’un et l’autre conservent un sens aigu de leurs intérêts propres qui les rend très peu contrôlables par leurs maîtres respectifs. Et ces intérêts commandent notamment à chacun d’eux de ne pas éliminer en l’autre un adversaire qui fait monter sa propre valeur marchande.

Barberousse représente le visage le plus redouté du Turc. Au fil de ses campagnes, il rançonne les voyageurs et les populations des littoraux, pratiquant le pillage et le trafic d’esclaves. Or c’est lui qu’on verra surtout en France: à Toulon, où il vient en grande pompe en été 1533 apporter au roi, en signe d’hommage, un lion de l’Atlas et quelques centaines d’esclaves chrétiens. A Nice, alors savoyarde, où il met le siège en 1543, avant de s’effacer, la ville à peine conquise, devant la flotte d’Andrea Doria. Et à Toulon de nouveau, où il exige de passer l’hiver suivant, ponctionnant lourdement le trésor royal et rançonnant, pour faire bonne mesure, les côtes environnantes.

Ces épisodes écornent d’autant plus l’image de la France qu’à l’occasion, les vaisseaux que le roi envoie pour prêter main-forte au corsaire s’associent à ses exactions. En revanche, les plans plusieurs fois rediscutés pour une attaque conjointe de l’Italie, le sultan par le sud et le roi par le Nnord, ne se concrétiseront jamais.

En 1533, Hayreddine préfère ravager les Baléares que venir en aide à la Provence, attaquée par Charles. En 1537, François part guerroyer en Picardie quand Soliman arrive en Dalmatie pour attaquer Naples. Le sultan, dont les armées sont ravagées par la peste, se résout à un siège, vain, contre Corfou alors possession vénitienne.

Le climat, à ce moment, a changé à Rome. Paul III, qui a succédé à Clément VII en 1534, a une vision moins profane de la politique: il veut réunir une croisade qui freinera la progression ottomane en Europe orientale (où Soliman est arrivé jusqu’aux portes de Vienne en 1529), sécurisera la Méditerranée et, pourquoi pas, fera retomber Constantinople en mains chrétiennes. Pour ça, il entreprend de réconcilier François et Charles.

L’expédition qu’il réussit à mettre sur pied en 1538 est toutefois aussi encombrée d’arrière-pensées que l’alliance entre le roi et le sultan. Charles Quint, notamment, ne s’y associe que dans le but de s’imposer définitivement en Italie contre ses concurrents chrétiens. Le résultat de cette pantalonnade est la cuisante défaite de Preveza, dans le nord de la Grèce, d’où seul l’empereur tire son épingle du jeu: il a traité en sous-main avec Barberousse pour que ce dernier s’en prenne en priorité à la flotte vénitienne.

Si l’année 1539 s’avère un peu accidentée pour les intérêts français à Istanbul, la Croisade ne met pas fin à des relations dont le sultan a bien compris qu’elles ne pouvaient être que secrètes. Mais elles resteront sans fruit militaire jusqu’à la mort de François en 1547. Et c’est à travers leur face officielle, celle des Capitulations, qu’elles auront le plus grand impact sur la suite des ­relations entre la France et l’Empire ­ottoman.

Ce traité est construit sur un modèle déjà utilisé à Byzance et dans l’Empire arabe des premiers siècles. Il favorise l’accès des commerçants français aux échelles du Levant (les ports sous domination ottomane) et leur reconnaît, outre le droit de résidence, celui d’exercer leur religion et de faire trancher leurs litiges internes par un consul dont la nomination est avalisée par le sultan.

Les impôts et droits de douane qui peuvent leur être imposés sont limités. Et, avantage principal de l’opération dans les premières années, seuls les vaisseaux battant pavillon français peuvent circuler librement dans les eaux ottomanes. Une exclusivité qui ne durera pas, d’autres nations obtenant dès la fin du siècle des avantages comparables.

La France, alors, en imaginera d’autres. Se fondant sur les droits religieux reconnus aux marchands étrangers – et calqués sur ceux concédés aux minorités autochtones – elle s’attribuera dès le XVIIe siècle un statut, essentiellement déclamatoire, de puissance protectrice des chrétiens d’Orient.

Dans la pratique, cette protection consistera surtout à favoriser le déploiement de missionnaires catholiques qui pêchent en eaux chrétiennes, semant le trouble entre Rome et les églises d’Orient. D’abord tolérée, cette activité sera interdite en 1722 par le sultan qui y voit, non sans raison, une tentative de prise d’influence aussi nationale que religieuse.

Mais cela ne mettra pas un terme à une politique qui va influencer profondément les rapports entre l’Empire ottoman sur le déclin et ses minorités chrétiennes. En ouvrant des écoles, en offrant aux élèves les plus brillants la possibilité de poursuivre des études en Europe, en faisant écho à leurs tribulations, la France – et sur son modèle, notamment, les pays anglo-saxons – ouvre à ces minorités de vraies perspectives d’émancipation. Mais ils contribuent aussi à les ancrer, aux yeux du pouvoir ottoman, dans un statut de cinquième colonne dont les inconvénients ne seront guère contrebalancés par une aide concrète quand le besoin de cette dernière se fera sentir.

Demain: 1720, l’âge curieux des ambassadeurs