La Banque mondiale (BM) a livré cette semaine les résultats préliminaires d’une vaste étude sur la taille de l’économie mondiale. A l’aide d’une nouvelle méthodologie s’appuyant sur la parité du pouvoir d’achat (PPA) plutôt que sur les taux de change du marché pour calculer le produit intérieur brut (PIB) comme ils le faisaient jusqu’ici, ses économistes offrent un tableau quelque peu remodelé de la richesse des nations. Le principal effet de ce changement de modèle est de donner un coup d’accélérateur au rééquilibrage entre les pays émergents et les pays industrialisés.
En 2011, année de référence pour établir cette comparaison, le poids relatif des Etats-Unis passe ainsi de près d’un quart de l’économie mondiale, selon l’ancienne méthode de calcul, à 17%, alors que dans le même temps celui de la Chine fait un bond de 10% à 15%, et l’Inde se place en troisième position (6,4%), devant le Japon (4,8%), l’Allemagne (3,7%) et la Russie (3,5%). Extrapolant à partir de ces nouveaux barèmes, la presse anglo-saxonne a aussitôt conclu que la Chine détrônerait d’ici à fin 2014 les Etats-Unis, pour devenir la première économie mondiale, soit cinq à dix ans plus tôt que ce qui était prévu jusqu’ici. C’est donc la fin annoncée de l’hégémonie économique américaine qui s’était imposée à la fin du XIXe siècle.
Cette étude et les projections qu’on peut en tirer ne sont pas sans susciter un débat entre économistes. Si la PPA est un outil fort utile pour évaluer le pouvoir d’achat d’un pays et calculer par exemple les seuils de pauvreté, il demeure par contre très complexe pour mettre en regard le poids d’économies parfois fort différentes. Le Programme de comparaison internationale de la BM précise d’ailleurs que la marge d’erreur de ses statistiques s’élève à 15%.
Mais laissons de côté ces questions. On peut d’ailleurs se demander quelle est l’importance de savoir à quel moment précis la Chine surpassera les Etats-Unis puisque ce scénario est acquis, à moins d’un effondrement soudain du régime. C’est là où on entre précisément dans le symbolique et le politique. Affirmer que la Chine dépassera les Etats-Unis dès 2014, soit bien plus tôt que prévu, même si c’est par une pirouette statistique, participe de l’idée d’un inexorable déclin américain et plus généralement de l’Occident (et, pour certains, de l’idée même de la démocratie). Cela n’a pas manqué. C’est un enjeu important à l’heure où la Chine et la Russie, mais aussi le Brésil et l’Inde, dans une moindre mesure, contestent de plus en plus ouvertement l’ordre international hérité de la Deuxième Guerre mondiale.
On peut bien sûr relativiser l’effet de ce rattrapage en déplaçant la focale des Etats aux individus. De ce point de vue, le revenu d’un Américain, même mesuré en PPA, restera en 2014 cinq fois plus élevé que celui d’un Chinois. Par ailleurs, la puissance d’une nation ne peut se résumer à son PIB. La force militaire des Etats-Unis demeure par exemple sans rivale, tout comme sa capacité d’innovation et d’attraction.
Retenons cependant qu’un rééquilibrage entre pays développés et pays en voie de développement est une fois de plus attesté par les chiffres de la Banque mondiale. Et c’est une excellente nouvelle. C’est l’un des bienfaits de la globalisation marchande. Mais on ne peut pas s’arrêter à cette première lecture. Car si l’inégalité entre Etats tend à diminuer, les inégalités entre individus, au sein de ces mêmes Etats, presque partout, augmentent dans le même temps de façon spectaculaire. C’est l’autre effet de la globalisation.
Cette semaine toujours, une étude américaine puisant dans des recherches chinoises concluait ainsi que la Chine était désormais plus inégalitaire que les Etats-Unis (des sociologues chinois le disent depuis quinze ans). Et ce n’est pas dû au fait que les Etats-Unis soient devenus plus égalitaires, bien au contraire.
Le rééquilibrage des puissances, du moins en termes économiques, associé à la croissance des inégalités au sein des nations forme un cocktail nouveau. Assurer un leadership mondial devient de plus en plus compliqué dans un environnement par ailleurs de plus en plus instable socialement. C’est la nouvelle condition de l’homme moderne.
Le rééquilibrage des puissances associé à la croissance des inégalités forme un nouveau cocktail