Dresser le bilan de cinquante années d’action humanitaire de Médecins sans frontières (MSF) tout en faisant l’inventaire des défis à venir est un exercice délicat. Avec des activités dans plus de 80 pays grâce à des financements privés approchant les 2 milliards d’euros, l’envergure actuelle de l’organisation est loin de la modeste initiative qui suivit le carnage des années 1960 au Biafra. Si les conflits et catastrophes naturelles du temps de la guerre froide ont pu, en partie, déterminer tant la portée que les limites des premières interventions de MSF, le secteur de l’aide et ses contraintes opérationnelles ont cependant considérablement changé. Les conflits restent omniprésents, mais le Covid-19 s’est immiscé dans toutes les sphères sociales, même les plus privilégiées. Les effets politiques et sociaux de la pandémie ont amplifié plusieurs tendances inquiétantes dont l’aide humanitaire doit prendre l’exacte mesure si elle veut rester pertinente.

D’une part, de nombreuses failles – notamment autour de l’accès à la santé – continuent d’être exposées, tandis que le fossé entre nantis et démunis se creuse. A travers l’histoire, les épidémies ont souvent été étroitement associées à l’accroissement des inégalités sociales, avec pour corollaire le basculement de certains territoires dans une précarité extrême. D’autre part, un programme mondial de sécurité sanitaire dicte les priorités d’un monde riche, qui ne reflètent pas le fardeau global des maladies que porte l’autre partie de l’humanité.

Crispations souverainistes

La pandémie a en effet conduit certains Etats à des crispations souverainistes en lien avec le délabrement des notions de solidarité, voire du tissu social. Ainsi, les comportements xénophobes à l’égard de personnes en situation migratoire sont une manifestation évidente de la crainte éprouvée envers des populations accusées d’introduire désordres sociaux et maladies. Les dérives autoritaires favorisent également la recrudescence de protestations populaires, souvent en milieu urbain densément peuplé, ce qui constitue un défi particulier pour les acteurs humanitaires. En plus de devoir affronter des bureaucraties potentiellement hostiles, le fait de soutenir les services médicaux locaux peut parfois être considéré comme un acte de subversion.

Une des conséquences manifestes de la pandémie de Covid-19 a été la priorisation des politiques nationales de santé publique au détriment des institutions internationales. L’intérêt individuel continuant de l’emporter sur la solidarité, la ruée sur les masques laissait présager la distribution inéquitable des vaccins. Le nationalisme et la diplomatie du vaccin ont également réduit à néant les belles paroles sur l’équité en termes de prévention et d’accès aux traitements. Les évolutions du secteur humanitaire ne sont cependant pas toutes liées aux bouleversements causés par la crise sanitaire. Les politiques de répression du terrorisme constituent l’un des rares enjeux ayant fait l’objet d’un consensus international au cours des dernières décennies. La situation géopolitique primant sur l’acuité des besoins, le soutien aux civils s’en est trouvé directement impacté. Or, lorsque l’assistance médicale se limite à certaines populations, les humanitaires se retrouvent dans une situation intenable, à savoir risquer l’emprisonnement pour avoir négocié avec des groupes dont l’intention affichée est de leur nuire.

Des avancées positives

Si le système humanitaire a été irrémédiablement affecté par les facteurs cités précédemment, ces deux dernières années ont également permis des avancées positives. L’impact sur la mobilité et l’approvisionnement des ONG a notamment renforcé la nécessité de décentraliser leur pouvoir décisionnaire. Néanmoins, l’accélération en cours vers un humanitarisme d’Etat pose problème, spécialement quand les autorités nationales sont parties prenantes d’une crise se déroulant dans leur propre pays. De plus, si les restrictions voire l’hostilité envers les acteurs de l’aide – des tracasseries administratives aux suspensions ou expulsions – demeurent problématiques, une potentielle escalade de violence n’est pas à exclure. Enfin, les effets de la pandémie sont peut-être un avant-goût des conséquences parfois difficilement prévisibles de la crise climatique auxquelles les organisations d’urgence devront répondre.

Ces défis politiques appellent des solutions politiques, laissant l’humanitaire en marge. Alors que les organisations telles que MSF sont confrontées à des problèmes de croissance, de pertinence et d’héritage post-colonial, analyser les tentatives menées au cours des cinq dernières décennies pour insuffler un semblant d’humanité dans des crises internationales a évidemment son utilité. L’une d’entre elles, et non des moindres, étant de rester une épine dans le pied des dirigeants, tout en apportant des soins aux plus vulnérables.


*Duncan McLean est chargé de recherche à l’Unité de recherche sur les enjeux et pratiques humanitaires de MSF.

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