Il y a 70 ans, le tabac passait pour un quasi-médicament. La fragilité des croyances est à couper le souffle. Je m’en offre quotidiennement l’effroi en contemplant une publicité des cigares Villiger collée sur mon frigo. On y voit un prolétaire dans la trentaine, bien propre sur lui, avec dans la bouche un Stumpen que sa petite fille blonde assise sur ses genoux est en train de lui allumer. L’allumette brille au centre de cette scène patriotique. Vivre et fumer au pays.

 

Il y a 70 ans, en mars 1946, des scientifiques anglais enrôlaient 14 000 bébés nés en Grande-Bretagne au cours d’une même semaine pour une étude interdisciplinaire sur une cohorte générationnelle, la plus vaste jamais entreprise et qui dure toujours, avec les enfants nés en 1958, en 1970, 1991 et 2000. Les individus de la cohorte 1946, suivis par des questionnaires réguliers tout au long de leur vie, fêtent cette année leurs sept décennies. C’est un âge qui me parle parce qu’il a reçu le meilleur de la paix et des progrès sociaux, médicaux et culturels.

Qu’est devenue la petite fille?

La petite fille assise sur les genoux du prolétaire suisse a peut-être été à l’université, elle a eu le droit de voter, elle a connu la pilule, le mariage ou le droit de s’en abstenir, elle a aussi pu divorcer pas cher, voyager low cost et, parce qu’elle a pris du poids dans les années 1980, se faire remplacer sa hanche défaillante grâce à la mutualisation des risques médicaux. Elle a eu un emploi, un salaire et sa retraite lui permet de considérer ses vingt prochaines années avec une confiance modérée. Son seul regret, mais il est de taille: ses enfants et petits-enfants sont moins bien lotis qu’elle ne l’a été. L’étude anglaise montre clairement que la mobilité sociale a reculé: le sort des individus nés en 1970 est plus dépendant des revenus de leurs parents que le sort des générations 1958 et 1946.

A-t-elle fumé, cette petite fille tout de bleu vêtue affichée sur mon frigo? En 1970, quand elle avait 25 ans, 40% des femmes enceintes anglaises fumaient et personne ne paraissait s’en soucier. Sauf ce médecin un peu curieux qui ajouta une nouvelle question aux mères des bébés qui allaient naître en Grande-Bretagne durant la semaine choisie de cette année-là: fumez-vous? Deux ans plus tard, en 1972, l’analyse des réponses croisée avec l’observation des nouveau-nés apportait la preuve, la première à cette échelle, de la nocivité du tabac: 1500 enfants en étaient morts, avant la naissance, pendant ou juste après.

Les chercheurs occupés à tracer le mode de vie des cohortes étudiées se sont intéressés à mille détails de la vie des mères: combien de lait buvez-vous chaque jour? Que faisait votre mari pendant que vous étiez en couche? Que dépensez-vous pour les vêtements de votre bébé, et pour les vôtres? Helen Pearson, qui rend compte de ces études dans un livre (The Life Project, the Extraordinary Story of Our Ordinary Lives, Allen Lane, UK), note qu’on n’a jamais rien demandé aux mères concernant le sexe!

Les survivants de 1946 sont en majorité des survivantes

Treize pour cent des individus de la cohorte 1946 sont décédés aujourd’hui. Les hommes des classes supérieures ont le même taux de mortalité que les hommes et femmes des classes inférieures, tandis que le taux de mortalité des femmes bien dotées est deux fois moins élevé que tous les autres. Les scientifiques ne s’expliquent pas encore pourquoi.

Les survivants de 1946 sont en majorité des survivantes. Les chercheurs s’intéressent maintenant à la façon dont elles/ils déclinent. Environ 85% des individus de la cohorte ont au moins l’une des quinze maladies dont on finit par mourir, hypertension, diabète, obésité, ostéoporose, problèmes respiratoires, cancer, etc. Selon l’étude, les personnes concernées n’en ont souvent pas conscience.

Je regarde en vapotant la petite fille au ruban bleu dans les cheveux. Le cigare qu’elle allume avec ferveur ne produit aucune fumée. Villiger vend du tabac, des allumettes, du bonheur familial mais pas de la fumée.


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