8666 francs. À quelques multiplications près, on aurait dit un titre de Beigbeder. La réalité rattrape toujours la fiction comme l’aube jette les peaux fardées en pâture, il s’agit du salaire médian mensuel de la fonction publique genevoise en 2012. 8666 francs équivaut aussi à dire que la moitié des fonctionnaires de ce canton gagnent plus que cette somme, l’autre moitié, maudite, étant condamnée à se contenter de moins. Depuis trois semaines, j’observe ce chiffre qui circule sur les réseaux sociaux avec la plus grande des circonspections. Surtout lorsque je scrute le coin droit de ma fiche de salaire.

8666 francs, c’est surtout ce que brandissent les utilisateurs mécontents des services de l’État (ou concupiscents mais cela doit faire l’objet d’une étude sérieuse qui ne verra jamais le jour) depuis que ses serviteurs se sont pris d’une irrésistible affection pour les cortèges aux flambeaux et les défilés festifs et sonores dans les rues de la ville. «En colère», scandent-ils victimes d’éréthisme cérébral, une disposition mentale extraordinaire générée par un machiavélique plan d’économie concocté par un exécutif cantonal de droite. Et pour cause, sa dette de plus de 13 milliards de francs pèse près de 200 millions de francs chaque année.

Face à eux se dressent des citoyens dont la principale caractéristique se résume à leur exposer une compassion exacerbée, soit autant que celle que ressentait Gilles Deleuze à l’égard de Bernard-Henri Lévy. (Oui, il faut toujours citer Deleuze, surtout depuis qu’il fut rappelé à ma mémoire que les enseignants du canton devaient être titulaires d’un titre universitaire. Ce qui explique aussi pourquoi leurs salaires sont élevés. Et pour poursuivre la digression, rappelons, à titre d’exemple tout à fait pris au hasard, qu’un enseignant dans un cycle d’orientation perçoit entre 105 938 et 143 242 francs par année.) Mais je m’égare.

Je résume. À ma droite, des citoyens en colère dont on prive leur enfant d’obédience protestante de fêter la déculottée infligée à des Savoyards. À ma gauche, des fonctionnaires qui affirment défendre leurs conditions de travail, corollairement la qualité des prestations publiques qu’ils délivrent. Face à ces positions irréconciliables, ni les médias ni les réseaux sociaux pas plus qu’une radiographie précise des salaires de la fonction publique ne vous apporteront l’aide tant attendue. Ne vous restera alors plus qu’une improbable action à effectuer: celle de scruter le coin droit de votre fiche de salaire. À ce jeu-là, je crains que les fonctionnaires ne soient perdants.

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