Le 18 mars 1962, il y a soixante ans, le gouvernement français et le Gouvernement provisoire algérien (GPRA) signèrent à Evian les accords de paix annonciateurs d’un cessez-le-feu conduisant à la proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Ces accords ont mis fin à huit ans de guerre et près de cent trente-trois ans de colonisation française de l’Algérie. Pourtant, ce chapitre d’histoire reste ouvert, avec son lot de zones d’ombres, de traumatismes et de controverses.

Célébrer cette date en Suisse c’est emprunter une voie résolument tournée vers l’avenir et rendre un hommage appuyé aux protagonistes de l’époque décidés à construire une paix durable entre deux Etats et deux peuples. L’esprit suisse qui a prévalu à toutes les étapes des négociations est une source d’inspiration et une contribution à la recherche de la paix. C’est aussi l’occasion de procéder à une nouvelle lecture de l’évolution des relations franco-algériennes après l’indépendance.

Une mémoire brutalisée

S’agissant de la question mémorielle, si les dirigeants algériens sont tentés par la surenchère à des fins de politique intérieure, les autorités françaises ont choisi de cultiver l’oubli et le déni. Cette attitude est mal perçue du côté algérien, qui ne cesse de dénoncer l’injustice d’un système colonialiste refusant d’admettre ses torts. Il aura fallu attendre 1999 pour que l’Etat français accepte d’employer officiellement le mot «guerre» pour qualifier ce qu’avait été jusque-là nommé «événements». Depuis, en raison des contraintes politiques et électorales, les progrès en matière de reconnaissance et de mémoire coloniale se font attendre.

Le choc vient des victimes de la guerre. En 2000, Louisette Ighilahriz a raconté dans Le Monde les scènes insoutenables de son calvaire, vécu alors qu’elle n’avait que 20 ans. Grièvement blessée, elle est conduite, en septembre 1957, dans les locaux de la 10e division parachutiste à Alger. Son récit est glaçant: «J’étais allongée nue, toujours nue. Ils pouvaient venir, une, deux ou trois fois par jour. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter…» Le témoignage de Louisette libère la parole et casse un tabou autour de la torture pratiquée et des exécutions sommaires pendant la guerre d’Algérie. C’est ainsi que la mémoire refait surface et avec une brutalité inattendue.

Macron veut s’émanciper de l’histoire coloniale

Soixante ans plus tard, ce passé colonial continue de peser lourdement tant sur les relations bilatérales entre l’Algérie et la France que sur la politique intérieure des deux pays. Ni repentance, ni victimisation osent dire certains, ajoutant qu’il est illusoire de croire que l’Algérie exige une quelconque repentance ou de désigner des coupables. Cette rhétorique dissimule l’absence du courage politique consistant à reconnaître d’une manière institutionnelle les ravages de la guerre et les violences d’un système colonialiste abject.

Né après l’indépendance algérienne, le président Emmanuel Macron a pris des initiatives –restitution de crânes, reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans l’assassinat de Maurice Audin, mission confiée à l’historien Benjamin Stora, constituent un tournant dans l’approche française de sa gestion des relations avec l’Algérie. Certes, ces initiatives n’ont pas été accueillies avec l’enthousiasme souhaité par le président français, mais elles pourraient donner un coup d’envoi à un chantier longuement attendu, celui de la réconciliation mémorielle, nécessaire à l’apaisement des relations entre les deux pays. Emmanuel Macron est probablement désireux d’avancer dans un dossier qui, pour l’instant, mine les relations entre les deux pays. Mais les calculs politiques l’emportent jusqu’à présent sur le droit de dire la vérité et celui de choquer. En engageant une «diplomatie des mémoires», le président français aspire à la construction de récits d’égal à égal. Mais le travail sur l’histoire, la compréhension des mécanismes coloniaux et la reconnaissance des faits se révèlent insuffisants pour guérir les désarrois identitaires et les blocages politiques.

Il serait naïf de réduire les tensions entre Alger et Paris à la seule question mémorielle. Le contexte géopolitique de la guerre froide et plusieurs divergences de vue sur diverses crises régionales ont compliqué une relation déjà tendue. Les relations entre la France et l’Algérie sont de longue date tumultueuses et passionnelles. Si le président Macron a privilégié la question mémorielle pour apaiser les relations avec l’Algérie, force est de constater qu’on est encore très loin des résultats escomptés. Il est urgent d’engager une lecture plurielle des enjeux mémoriels, des voies sinueuses de leur transmission, de la construction des identités sur les deux rives.

Admiration et haine

Soixante ans nous séparent de la signature des accords d’Evian, marqués par une série de polémiques, de divergences et de brouilles. Pourtant, l’objectif de ces accords était prometteur: il fallait mettre fin à une guerre fratricide et réconcilier deux peuples en limitant les déchirures et les rancunes nées d’une guerre sans répit, et esquisser le cadre d’une nouvelle relation entre l’Algérie indépendante et la France. La paix signée a suscité autant d’admiration que de haine, tantôt qualifiée de honteuse capitulation, tantôt de compromis révolutionnaire. Il n’en demeure pas moins que les négociations furent laborieuses et ont consacré, à mon sens, la primauté du politique représenté par le GPRA, malgré la victoire de l’armée des frontières dans les conflits internes qui ont miné l’Algérie indépendante. Si le pari d’une réconciliation des communautés a échoué, celui d’établir une nouvelle relation entre deux pays est largement acquis.

Paris et Alger ont longtemps fait l’impasse sur une date importante dans l’histoire des deux pays, le 18 mars 1962. Cette date nous interpelle sans cesse pour dire qu’en dépit de son cortège macabre la guerre d’Algérie a connu aussi une séquence responsable et courageuse, animée par le dialogue et nourrie par le désir de paix.

«La Suisse et les accords d’Evian: d’une rive à l’autre, 60 ans après» . Lausanne et Genève, 19-20 mars 2022.

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