En septembre dernier, le Conseil fédéral annonçait son intention de reprendre la politique d’admission de groupes de réfugiés, et d’accueillir en Suisse 500 réfugiés victimes, entre autres, de la crise syrienne. Simultanément, le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés estimait le chiffre des personnes ayant dû fuir la Syrie à plus de deux millions. L’effort de la Suisse semble, à cette aune, dérisoire: il concerne 0,02% des déplacés! Plus largement, le rôle de l’Europe en tant que terre d’accueil reste marginal: 97% des réfugiés de Syrie se trouvent répartis entre quelques pays voisins: Liban (800 000), Jordanie (550 000), Turquie (500 000), Irak (200 000) et Egypte (125 000). L’Europe – en fait, principalement l’Allemagne et la Suède – n’a accueilli que quelques dizaines de milliers de réfugiés. Si d’un point de vue arithmétique, l’effort consenti par la Suisse devait être égal à celui du Liban (20% de réfugiés de Syrie dans la population), notre pays devrait accueillir pas moins de 1,5 million de réfugiés!
Dans cet article, nous effectuons un bref rappel historique sur l’accueil de groupes de réfugiés en Suisse, avant d’envisager sous quelles conditions l’offre suisse, malgré sa modestie, peut avoir un sens.
Nous soutenons en particulier l’idée de flanquer l’accueil de groupe de longue durée par des mesures de protection provisoire.
L’accueil de groupes de réfugiés doit en premier lieu être distingué de la procédure d’asile usuelle. Dans cette dernière, le requérant doit gagner la Suisse par ses propres moyens, avant de déposer une demande qui est appréciée sur la base de critères de persécution personnelle. L’accueil de groupes de réfugiés se déroule, lui, sans procédure d’asile, car le statut de réfugié est préalablement reconnu par le HCR. Le plus souvent, il s’agit d’une réinstallation: les personnes concernées ont trouvé un premier refuge dans un camp, mais leur grande vulnérabilité appelle rapidement une autre solution. L’accueil de groupes implique, en outre, l’octroi du statut définitif de réfugié, tandis que la procédure d’asile individuelle débouche souvent sur une admission provisoire ou un renvoi.
Bien qu’on tende à l’oublier, l’accueil de groupes a constitué l’un des piliers de la politique de protection pratiquée par la Suisse dans le passé. De 1950 à 1995, la Suisse a ainsi accueilli des réfugiés provenant de Hongrie, du Tibet, d’Indochine, d’Ouganda, du Chili et ultérieurement aussi d’ex-Yougoslavie, d’Ethiopie, du Soudan, de Tunisie, de Somalie, d’Irak et d’Iran. Le cas emblématique de cette politique reste – en raison des effectifs inégalés à ce jour – celui des Hongrois en 1956: 13 700 trouvèrent asile en Suisse en quelques mois.
Au cours des années 1990, ce que l’on appelait alors la «politique de contingents» sera progressivement abandonnée. Entre 1989 et 1990, le Conseil fédéral admet encore 1000 réfugiés, mais les contingents annuels de 500 personnes prévus pour 1991 à 1994 ne sont pas épuisés. En 1995, l’admission de groupes de réfugiés est suspendue. En juin 1998, la Suisse met fin à l’admission de contingents de réfugiés et communique cette décision au HCR.
Entre 1950 et 1995, le modèle de l’accueil de groupes a coexisté avec l’accueil individuel. Ainsi d’autres grands afflux de réfugiés se déroulèrent hors contingents: lors du Printemps de Prague, en 1968, le Conseil fédéral laisse les demandeurs d’asile se manifester individuellement, tout en déclarant que tous bénéficieront de l’asile. Lors de la crise yougoslave des années 1990, l’accueil se fait aussi en partie sur une base individuelle, mais cette fois de manière temporaire: des milliers de personnes regagneront leur pays de gré ou de force à la fin de la guerre.
Quelles sont les raisons qui ont poussé à l’abandon de la politique d’accueil de groupes de réfugiés? L’accroissement des demandes d’asile individuelles, d’abord de quelques milliers à près de 20 000 par année en une décennie, dans un contexte de politisation et de rejet croissant. Une certaine insatisfaction, ensuite, par rapport aux coûts de cette politique et aux critères de choix à appliquer pour sélectionner les personnes admises. En mettant fin unilatéralement aux programmes d’accueil de groupes, la Suisse s’est cependant mise sur la touche de sa propre tradition humanitaire en laissant à d’autres – Etats-Unis, Canada, Australie, pays nordiques, le soin de poursuivre la politique de réinstallation.
Très progressivement, au milieu des années 2000, l’idée d’une reprise de l’accueil de groupe s’est cependant imposée en Suisse, en réponse aux demandes du HCR et sans doute à la nette diminution des demandes d’asile individuelles. Elle se concrétisera d’abord à toute petite échelle avec, par exemple, l’accueil en 2005 de 10 réfugiés d’Ouzbékistan. A l’automne 2008, la Commission fédérale pour les questions de migrations (CFM) remet au Conseil fédéral un rapport intitulé Admission de groupes de réfugiés et aide sur place, qui plaide pour une reprise de cette politique au nom de la tradition humanitaire, de la solidarité avec les pays de premier accueil et de la répartition des efforts avec les autres pays d’Europe. Dans ces objectifs 2013, le Conseil fédéral reprend cette proposition et annonce officiellement la reprise de la politique d’admission de groupes. Après 36 réfugiés syriens en 2012 et 37 Irakiens et Palestiniens en 2013, la récente décision portant sur 500 Syriens concrétise l’objectif et marque un passage à la vitesse supérieure salué par le HCR. Les effectifs concernés restent cependant, comme on l’a vu, très modestes. A quelles conditions cette décision peut-elle dès lors faire sens?
En premier lieu – c’était une pierre d’achoppement qui a poussé à l’abandon des contingents dans les années 1980 – la sélection des réfugiés accueillis doit garantir que ces derniers ne sont pas quelques chanceux parmi des millions de nécessiteux, mais ont véritablement besoin d’une réinstallation: personnes ayant besoin de traitements médicaux lourds, victimes de tortures nécessitant une thérapie, femmes, mineurs ou réfugiés âgés exposés à un risque spécifique, personnes sans perspectives d’insertion ou risquant de nouvelles persécutions dans le pays de premier accueil, etc.
En second lieu, la politique de réinstallation doit s’inscrire de manière complémentaire dans le cadre d’un concept global de protection qui intègre l’aide sur place, la politique d’asile individuelle et l’accueil temporaire. L’aide sur place doit rester une priorité, afin de soulager l’immense majorité des réfugiés qui ont fui dans des pays voisins. La Suisse est déjà fortement impliquée mais elle peut et doit faire plus. Les demandes d’asile individuelles déposées par des victimes du conflit syrien doivent, par ailleurs, continuer à être examinées. Comme le relève le HCR, une bonne partie des déplacés correspond bel et bien à la définition de la Convention de 1951, car ils sont menacés pour des raisons ethniques ou politiques, et tout pays signataire est tenu de les protéger. Il serait regrettable, à cet égard, que l’accueil de groupes de réfugiés soit prétexte à serrer la vis dans les autres domaines de la politique d’asile. C’est hélas, sans doute, cette idée d’une alternative qui explique que le consensus autour de la reprise de la politique des contingents se soit étendu à certains ténors de l’UDC…
Face à l’ampleur des déplacements de la crise syrienne, il faut enfin certainement activer d’autres modalités de protection, à la fois souples et innovantes. Le Département fédéral de justice et police (DFJP) a pris une initiative courageuse en rendant possible, dès septembre, l’octroi de visas humanitaires aux membres de la famille de Syriens établis en Suisse, leur permettant un séjour de trois mois à l’abri du conflit. Le flou qui a entouré cette mesure et le peu glorieux rendurcissement des conditions d’accès, début novembre, montre cependant qu’un concept global identifiant les besoins de protection est indispensable. Si la crise se prolonge, on pourra en particulier considérer d’appliquer l’article 66 de la loi sur l’asile, encore jamais utilisé jusqu’ici, qui permet la protection provisoire sans procédure d’asile individuelle (permis S). On part ici de l’idée d’un retour au pays à la fin du conflit, alors que pour les groupes de réfugiés évoqués dans cet article, l’objectif est une intégration durable. Une telle protection s’adresse évidemment à un tout autre profil de personnes n’ayant pas de besoins de protection à long terme. Elle déplaira aux inconditionnels du statut de réfugié définitif prévu par la Convention de 1951, tout comme à ceux qui – à l’autre bord politique – craignent que les personnes accueillies ne quittent plus jamais la Suisse.
La protection temporaire pourrait, cependant, offrir une solution d’urgence humanitairement nécessaire pour des milliers de réfugiés fuyant une violence généralisée. L’expérience, largement réussie, de l’accueil puis du retour des Kosovars en 2000 en est la preuve. Elle devrait être coordonnée avec l’UE, qui dispose dans sa législation d’une clause similaire de protection temporaire, elle aussi inutilisée jusqu’ici. Si la Suisse parvient à articuler les différentes dimensions de protection évoquées ici, elle rattrapera le «retard humanitaire» pris en 1998 avec l’abandon des programmes d’accueil de groupes de réfugiés. Elle pourrait même renouer avec son rôle historique d’avant-garde en matière de protection.
Le cas emblématique de cette politique d’accueil de groupes reste celui des Hongrois en 1956: 13 700 trouvèrent asile en Suisse en quelques mois
Il serait regrettable que l’accueil de groupes de réfugiéssoit prétexte à serrer la visdans les autres domainesde la politique d’asile
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