Depuis plusieurs mois, le Conseil fédéral, par les conseillères fédérales Calmy-Rey principalement, Widmer-Schlumpf accessoirement, affirme par déclarations et articles de presse plus ou moins tonitruants que les fonds Duvalier, s’ils étaient relâchés par le Conseil fédéral, aboutiraient dans les poches du «clan Duvalier». Cette prise de position culmina lors du tremblement de terre à Haïti de janvier 2010 et du jugement du Tribunal fédéral du 3 février 2010 refusant l’entraide à Haïti pour les fonds en question. Or, une telle hypothèse serait insoutenable politiquement et moralement.

Dès lors, nonobstant la décision claire et définitive du Tribunal fédéral du 3 février 2010, le Conseil fédéral a, dès la communication de l’arrêt, le 3 février 2010, ordonné un nouveau blocage des avoirs de la fondation des Duvalier (ci-après: «la fondation») constituée par la mère de Jean-Claude Duvalier, sur la base de l’art. 184 al. 3 Cst, disposition qui semble être utilisée chaque fois que le Conseil fédéral estime devoir s’affranchir des lois fédérales et des décisions de justice.

Le Conseil fédéral décidait également que ce blocage durerait jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur la confiscation et la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées (P-LRAI, dont la mise en consultation a été annoncée le 24 février et dont le projet a été renvoyé au parlement après une procédure de «consultation» au forceps). Pour faire bonne mesure, le DFAE intitule apparemment cette loi en devenir la «Loi Duvalier».

Ce qu’omet de dire le Conseil fédéral, c’est que les fonds «Duvalier» ne seraient de toute façon pas revenus à Jean-Claude Duvalier et ne lui seront pas remis, et ceci quelle que soit l’issue du projet de la LRAI ou d’un éventuel déblocage du séquestre «d’urgence».

En effet, lorsqu’en juin 2007, le DFAE annonçait qu’il allait libérer prochainement les fonds «Duvalier» bloqués (déjà à l’époque) par le Conseil fédéral sur la base de l’art. 182 Cst, deux victimes du régime duvaliériste, dont une d’actes de torture, réussirent à localiser le compte bancaire de la fondation et à le faire séquestrer civilement à Genève. Pour ce faire, elles se basaient sur un jugement de Miami (où elles résidaient à l’époque) de 1988 leur octroyant des dommages-intérêts à l’encontre des Duvalier à hauteur de, respectivement, un million de dollars et 750 000 dollars plus intérêts. Depuis, ce séquestre civil a été renforcé par un nouveau séquestre des victimes à Bâle et a fait l’objet d’un jugement exécutoire à Bâle. Le montant de ce jugement et ses intérêts à ce jour couvrent probablement l’intégralité des avoirs des Duvalier en Suisse. Enfin, il est fort probable que, même si certains de ces avoirs devaient échapper à ce jugement, la fondation qui en est la propriétaire n’ait pas à restituer le solde aux Duvalier.

Dès lors, lorsque le Conseil fédéral prétend vouloir empêcher les Duvalier de recouvrer le produit de leur pillage en bloquant leurs avoirs et en voulant les confisquer, ce ne sont pas les Duvalier qui se trouvent affectés mais deux victimes du régime Duvalier qui se battent depuis près de trente ans pour obtenir justice. Mais cela n’est peut-être pas autant «vendable» auprès de l’opinion publique et du parlement que de faire croire qu’on défend un bien absolu (le «peuple» haïtien) par opposition à un mal absolu (le «clan» Duvalier).

Les victimes en question ne demandaient même pas l’intégralité de ce qui leur est dû sur la base des jugements de Miami et de Bâle. Initialement, ces victimes voulaient simplement empêcher les Duvalier de disposer de leurs avoirs. Mais elles voudraient aussi que leurs droits ne soient pas simplement ignorés, bafoués, écartés par le Conseil fédéral sur l’autel de la raison d’Etat et de l’image publique de ses chefs. Le Conseil fédéral avait les moyens de trouver un compromis honorable. Il a préféré se parer de l’exclusivité de la justice, à défaut de celui du respect du droit et des institutions de notre pays.

Pourtant, le rôle des victimes, ainsi que celui de leurs avocats, est central en matière de violations des droits de l’homme pour identifier, localiser, voire arrêter les auteurs des infractions, leurs avoirs et complices, y compris et peut-être même surtout, lorsqu’il s’agit de crimes internationaux ou transnationaux.

Le droit des victimes a évolué sur la scène internationale. Ainsi les deux conventions internationales qui sont les plus proches des crimes de «pillage» reprochés aux anciens dictateurs, à savoir la Convention des Nations unies de 2000 contre la criminalité transnationale organisée et la Convention des Nations unies de 2003 contre la corruption, toutes deux ratifiées par la Suisse, prévoient pour la première des droits pour des tiers dans les procédures de confiscation, y compris lorsqu’elles ont lieu dans un Etat tiers à l’Etat de commission de l’infraction et la deuxième une obligation pour l’Etat requis d’une demande d’entraide de confisquer le produit du crime ou autres biens et d’envisager d’utiliser les biens confisqués afin de dédommager les victimes de l’infraction. Malheureusement, le projet de LRAI ne prévoit aucun droit pour les victimes.

Le Conseil fédéral peut encore longtemps vouloir se parer, seul, des plumes de la morale contre tous les Duvalier de la terre, mais il n’a apparemment cure de le faire au détriment des victimes directes de régimes dictatoriaux.

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