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Affaires intérieures. Par Joëlle Kuntz: SPAM blues

D'abord, il a longuement tourné dans ses mains la jolie boîte bleue,

D'abord, il a longuement tourné dans ses mains la jolie boîte bleue, arrondie sur les angles, avec ses grosses lettres jaunes: SPAM (majuscules). Puis il l'a ouverte, lentement, comme s'il recherchait le souvenir d'un geste ancien cent fois répété. Une odeur de couenne salée s'est échappée, qui m'a fait reculer tandis qu'elle l'emplissait de plaisir. Il a découpé le rectangle de viande en quatre et a dit, avec une légère impatience: «Il faut le frire.» J'ai pensé «quelle horreur!», et peut-être l'ai-je dit car il a résolu d'engloutir son SPAM (majuscules) en l'état.

J'ai vu, au soin mis à la confection de la tartine, à la mastication gourmande, que le SPAM (majuscules) produisait chez cet homme un effet de nostalgie plus grand encore que la cancoillotte sur moi. Il s'en était nourri pendant ses années d'étudiant aux Etats-Unis. C'était une protéine bon marché pour les rations de l'armée américaine. Les troupes russes y ont goûté pendant leur progression en direction de Berlin. Des générations sont reconnaissantes au SPAM (majuscules) d'avoir trompé leur faim avec ses «89% de porc et 2% de jambon».

Les suivantes, mieux nourries, n'ont retenu que la malice de ce pourcentage: 89% de déchet pour 2% d'utile. C'est ainsi qu'elles en sont venues à baptiser «spam» (minuscules) la quantité de messages non désirés déboulant sur les adresses électroniques. Un sketch des Monty Python de 1970 a servi de modèle: le client d'un restaurant, demandant le menu, s'entend répondre: «des œufs et du bacon; des œufs, des saucisses et du bacon; des œufs et du SPAM; des œufs, du bacon et du SPAM; des œufs, du bacon, des saucisses et du SPAM; du SPAM, du bacon, des saucisses et du SPAM; du SPAM, des œufs, du SPAM et du SPAM…» pendant qu'un groupe, à une autre table, chante à tue-tête SPAM, SPAM, SPAM, lovely SPAM…

Les fans des Monty Python étaient ceux-là même qui allaient s'élancer sur Internet et se l'approprier culturellement. Un premier a utilisé le mot «spam» (minuscules) en 1993 pour qualifier des messages répétés par erreur sur une messagerie interne. La métaphore a plu. Elle ne s'est plus arrêtée.

La Hormel Foods Corporation, productrice du SPAM (majuscules), poursuit actuellement pour détournement de marque la société SpamArrest, spécialisée dans la lutte anti-spam. Elle n'aurait pas le droit de se servir du mot «spam», même en minuscules. «Personne ne confondrait un programme électronique de suppression de courriels non demandés et une boîte de viande hachée», rétorque cette dernière. Mais Hormel prétend qu'à force d'utiliser ce mot pour décrire une activité détestable, le SPAM (majuscules) risque le discrédit. «Nous voulons éviter d'avoir un jour à répondre à la question d'un client: qu'est-ce qui vous a pris de baptiser votre viande du nom d'un rebut électronique?»