La singularité de la Roumanie dans l’ensemble de l’Europe de l’Est est d’être un pays aux marges, rappelant l’ancienne «Mitteleuropa», longtemps dominé par les Turcs puis occidentalisé à marche forcée dans la seconde moitié du XIXe siècle, apparemment uni par sa langue mais divisé en raison de sa géographie montagneuse, de son histoire pleine de drames, et de ses inégalités sociales profondes. Le «chamboule-tout» du régime Ceausescu, qui n’avait aucun égal parmi les autres «démocraties populaires» par sa violence, sa stupidité et son irrationalité, n’a cessé qu’il y a moins de trente ans. Cela n’a pas laissé le temps de régénérer les esprits et les mentalités, ni de permettre à de nouveaux dirigeants d’arriver au pouvoir.
Sur cette société encore malade des séquelles d’une dictature qui a réussi à chasser du pays une bonne partie des élites (presque tous les grands intellectuels et artistes roumains du XXe siècle sont morts en Occident!) est arrivée la greffe d’une seconde occidentalisation: l’acclimatation des normes et des méthodes d’une UE bâtie par des vieilles démocraties libérales. Heureux de s’arrimer à ce vaisseau, dont ils espéraient beaucoup, la liberté de circulation d’abord, une amélioration de leur niveau de vie et de leurs infrastructures vieillies ensuite, les Roumains ont joué les bons élèves, accepté les contrôles, modifié leurs lois, imité nos administrations.
Pression internationale
Mais ce vieux pays n’a pas bougé autant qu’il l’aurait dû. Les années qui ont précédé et immédiatement suivi l’entrée dans l’UE (2007) ont donné de l’espoir: une forte croissance, des investissements étrangers et une amélioration du niveau de vie, mais aussi des spéculations immobilières hasardeuses. Le cercle vertueux s’est progressivement grippé, sans que l’Union ne s’en rende compte ou réagisse, avec les conséquences de la crise économique de 2008: un refroidissement brutal de l’économie, et une potion amère pour ceux qui émargeaient au budget de l’Etat, les fonctionnaires et les retraités. Parallèlement, le vieux système communiste se désagrégeait brutalement, sans qu’un Etat moderne ne le remplace. Enfin les fameux fonds européens ne sont pas arrivés aussi vite et aussi généreux que prévu, qu’ils soient bloqués par des réglementations complexes ou qu’ils soient perdus dans les méandres de la corruption.
Ce dont souffrent les Roumains, ce n’est pas du populisme anti-occidental, mais d’un manque de confiance généralisé dans leurs institutions
C’est cette corruption qui obscurcit aujourd’hui le ciel roumain. Depuis deux ans, le débat public ne tourne plus qu’autour de problèmes judiciaires qui ont pris une ampleur déraisonnable. Pour admettre la Roumanie dans l’UE, on lui a fait avaler une pilule empoisonnée: le «mécanisme de coopération et de vérification»! La Roumanie doit justifier aux yeux de la Commission européenne, tous les six mois, de ses efforts de lutte contre la corruption. Ce sont ces efforts qui butent sur la mauvaise volonté du gouvernement élu il y a deux ans. Dirigée par un homme par deux fois condamné à la prison (pour fraude électorale et pour abus de pouvoir), aujourd’hui président de la Chambre des députés, la coalition qui dirige la Roumanie veut soumettre le pouvoir judiciaire: cela va de la destitution des procureurs à la modification du statut des magistrats, de la réforme de la procédure et de la loi pénale à l’amnistie de certains délits, etc.
La pression internationale s’accroît, venant même du vieil allié américain, de la Commission de Venise, des commissaires européens et des ambassades occidentales, isolant encore la Roumanie, qui est prise complètement à revers: alors qu’elle a toujours cherché l’appui de l’Occident, la voici menacée de sanctions par lui, quand son vieil ennemi, la Russie, renforce ses positions à l’Est. Son masque de respectabilité se fendille au moment où le but de tous ses efforts diplomatiques depuis vingt ans, la présidence du Conseil européen, lui est offert.
Les manifestations se succèdent
Or, jamais la coupure entre les dirigeants politiques et la population n'a été aussi forte, comme en témoigne la faible participation au récent référendum convoqué par le parti au pouvoir, allié de l’Eglise orthodoxe pour redorer son blason, qui a abouti à un échec retentissant. Attisées par les réseaux sociaux, les manifestations se succèdent contre le pouvoir. A aucun moment, elles ne remettent en cause l’UE ni l’adhésion aux valeurs démocratiques!
Il est vrai que les désillusions gagnent, et le paradoxe roumain continue: en 2017, la croissance a été de 7%, les salaires ont augmenté de 17%, la consommation de 10%, et le chômage est tombé en dessous de 4%. Mais la pauvreté augmente et les inégalités s’accroissent entre les campagnes et les villes, entre certaines villes désindustrialisées et d’autres plus dynamiques, entre les régions, entre les jeunes cadres et les inactifs, etc. Le gouvernement a voulu stimuler la consommation en augmentant les salaires, ce qui a entraîné une inflation galopante et a déséquilibré le budget. Il n’a pour autant pas lancé les programmes d’infrastructures que tout le monde attend.
Ce dont souffrent les Roumains, ce n’est pas du populisme anti-occidental, mais d’un manque de confiance généralisé dans leurs institutions et dans l’avenir, qui aggrave leur attentisme traditionnel. Face à la dictature, ils avaient usé de l’humour et de la débrouillardise, et courageusement enduré leurs souffrances. Auront-ils cette fois la patience d’attendre plus longtemps pour sortir de la crise actuelle? Ce n’est pas le moment de les laisser tomber.