La garde aérienne était encore au lit lundi matin. Et c’est un événement pas anodin, à Genève, qui est venu «montrer où il y avait encore des choses à régler», titre la Handelszeitung. Puis en soirée, lors du Forum radiophonique de la RTS, on a dû se pincer pour croire ce que disait Xavier Wohlschlag, chargé de la sécurité à l’Aéroport de Cointrin: selon lui, si le détournement avait eu lieu pendant le WEF, nos avions seraient partis. C’est compris, les pirates de l’air? SURTOUT PAS pendant le Forum de Davos!

«Terroristes, pirates du ciel: chez nous, respectez les heures de bureau, svp!», enchaîne le conseiller national vaudois Christian Van Singer dans son blog hébergé par 24 heures: «Il faudrait que M. Maurer et ses colonels réalisent que la Guerre froide est finie, qu’après l’éclatement de l’URSS les dangers ont changé: terrorisme, espionnage, cyberguerre… et qu’ils répartissent autrement les moyens considérables dont notre armée dispose.»

On vote le 18 mai

Alors, le mal étant fait et pendant que le monde entier continue à rire de ces forces aériennes suisses qui, ne sortant qu’aux «heures de bureau», ont dû se faire aider par des chasseurs français et italiens lors du détournement du vol d’Ethiopian Airlines ce lundi sur Cointrin, cela n’a pas manqué et mis de l’eau au moulin des adversaires de l’achat d’un nouvel avion de combat: les lacunes de l’armée suisse viennent de s’inviter dans la campagne sur le Gripen, désormais pilotée par l’UDC après l’abandon du combat par les démocrates-chrétiens, en vue de la votation du 18 mai.

En attendant, Le Monde rappelle que «l’aéroport de Genève Cointrin, qui se trouve à quelques mètres de la frontière française, comprend une zone française. La Suisse s’appuie sur des accords de police aérienne avec ses voisins, en particulier la France. «Les appareils français peuvent accompagner un appareil suspect ou le forcer à atterrir en Suisse, mais pas question de l’abattre, c’est une question de souveraineté nationale», [précise] le porte-parole de l’armée de l’air suisse. Pilotes suisses et français s’entraînent régulièrement dans un espace aérien commun dans une zone du Jura sur les procédures internationales de transmission d’un avion surveillé, et les pilotes suisses peuvent être amenés à intervenir dans l’espace aérien français pour ces missions.»

«Décollage difficile»

Reste que l’on vote dans trois mois, donc. Et 24 heures, à côté d’un superbe dessin de Burki, considère, dans son éditorial commun avec la Tribune de Genève, que le joujou suédois se trouve désormais dans une situation de «décollage difficile». Tout en se demandant, en pages intérieures, s’il faut «vraiment attendre 2020 pour sécuriser notre ciel».

Sachant que l’achat des nouveaux chasseurs est devisé à 3 milliards, les deux quotidiens font remarquer – pour créer l’étranglement dans la gorge des citoyens avant leur passage aux urnes? – qu’«un service de piquet 24 heures sur 24 exigerait 25 millions d’investissement par an», soit 8,3 pour mille du prix des avions scandinaves. Seulement 8,3 pour mille. «Invading Switzerland? Try Before 8 or After 5», ironise l’agence Bloomberg.

Un chien de sa chienne

Quand on sait que les forces aériennes helvétiques passent pour l’instant le plus clair de leur temps à remettre des jets privés dans les couloirs aériens réglementaires et que l’on connaît «les plans de la diplomatie suédoise pour séduire le peuple suisse, révélés ces derniers jours», l’arrivée des pourfendeurs de l’Europe aux commandes de la campagne est évidemment «tout sauf idéale, sachant que la moitié du pays réserve un chien de sa chienne au parti conservateur après le scrutin émotionnel» du 9 février dernier.

D’où la question qui s’immisce lentement dans les consciences de la démocratie directe: pourquoi dépenser autant d’argent pour 22 jets «dernier cri, alors que la police aérienne est depuis toujours inexistante la nuit»? Bonne interrogation, en effet, sans compter les multiples tares dont souffre déjà le jet en question, bon marché donc peu compétitif en termes de défense aérienne, avec son crédit spécial soumis à un peuple qui n’a guère eu de mal à rassembler le nombre de signatures nécessaires pour imposer le référendum du 18 mai.

Des horaires syndicaux

Bref, «le Gripen part en vrille», comme le montre l’enquête menée par Le Matin. Pour lequel «l’irruption inattendue du Boeing 767 éthiopien sur Genève a révélé un constat cruel pour la «meilleure armée du monde» d’Ueli Maurer»: des horaires syndicaux de 37,5 heures par semaine avec lunch (voir la parodie de 120 Secondes sur le site de la RTS), la «subtile pingrerie helvétique […] n’a pas échappé à la presse internationale.»

«La situation paraît incongrue vue de France, qui possède une capacité de permanence opérationnelle, en alerte 24h/24 et 365 jours par an», fait cependant remarquer Le Journal de l’aviation: «Du côté suisse, l’affaire pourrait prêter à sourire, si elle ne mettait pas en avant le déficit de capacités de réaction immédiate des forces aériennes helvètes. Une situation qui pourrait presque jouer en faveur de l’acquisition du Gripen. Ironie du sort, […] Ueli Maurer avait martelé le 11 février dernier que le Gripen était une garantie pour le pays de pouvoir intervenir et assurer sa sécurité «24h/24, sept jours par semaine, 356 jours sur 365».»

«Numéro comique»

Aveu de faiblesse. Et un «numéro comique bienvenu» dans ce sujet très sérieux, estime la Neue Zürcher Zeitung. Heureusement, «l’affaire a rapidement été résolue sans violence», commente l’irremplaçable Maître Eolas sur le site de L’Opinion: «On ne sait pas quels sont les horaires exacts de l’Unité Tigris, le GIGN helvète.» Une faiblesse, oui, «dans les capacités de défense aérienne», avouée «une semaine avant le détournement» et qui «aurait presque pu passer pour un avertissement, une preuve supplémentaire que oui, la Suisse a besoin du Gripen». Car sur ce coup-là, «l’armée suisse n’était pas prête», titre le St. Galler Tagblatt.

Evidemment, depuis le dimanche noir, tout a changé sur ce front. Comme tant d’autres choses… Et de toute manière, «les Suisses sont majoritairement opposés à l’achat de nouveaux avions de combat. Selon le dernier sondage de Vimentis, 53% des sondés ne veulent pas du Gripen», rapporte 20 minutes. Attention, crash imminent.

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