Une récente émission de télévision lançait un débat sur la question de savoir si la civilisation occidentale était en crise ou en déclin. Il y avait là Elisabeth Lévy, la pasionaria du politiquement incorrect. A un certain point, elle se tourne vers les participants et s’exclame: «Nous sommes tous des démocrates!» Tout le monde approuve. Pas le moindre grognement de dissidence. Personne n’a posé la question de savoir si la démocratie ne serait pas justement l’une des causes du déclin de l’Occident.

Une question qui fâche

Il est vrai qu’une telle question fait passer pour «réac’» ou «fasciste» et que personne ne veut passer pour tel. Mais cette question n’a pas seulement été posée par des penseurs d’extrême droite. Personne n’accusera Alexis de Tocqueville d’avoir été tel. Et pourtant, c’est bien lui qui, déjà en 1830, se demande si les démocraties modernes ne pourraient pas être le terreau de nouvelles formes de despotisme. Il observe notamment que nous pourrions voir apparaître «une foule innombrable d’hommes semblables et égaux tournant sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils empliraient leur âme.» Pas de despote donc, mais un naufrage dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’océan du consumérisme, comme le «Black Friday» aux Etats-Unis ou les achats de Noël en Europe.

Un pur consommateur n’est pas un citoyen capable de jugements autonomes. C’est un individu victime de ce qu’on appelait, en mai 1968, une profonde aliénation. Il n’est pas lui-même, mais autre que lui-même, une sorte d’«alien» en quelque sorte, envahi par des forces obscures dont il n’a pas conscience et auxquelles il obéit sans penser. Une démocratie dont tous les ­membres seraient ainsi aliénés ne pourrait plus fonctionner. En sommes-nous là aujourd’hui? Cette question mérite au moins d’être posée mais personne ne la pose, comme si nous tenions à faire courbette après courbette devant ce nouveau souverain qu’est le peuple. Au moins des penseurs marxistes l’ont posée jusque dans les années 1980, mais il n’y en a plus.

Pas d’alternative, et alors?

Il est vrai que nous n’avons pas d’alternative à proposer pour passer de la démocratie à un autre type de régime politique et que les tentatives en ce sens, dans les années 1920-1930, ont conduit à des guerres, à des exterminations de masse, à des famines. Mais cela ne devrait pas nous empêcher d’être critiques envers la démocratie, ne serait-ce que parce qu’elle se présente comme le meilleur régime jamais apparu sur terre, un régime indépassable. Or, nous savons, après les tragédies de la première moitié du XXe siècle, qu’un régime qui se présente comme tel est totalitaire.

En outre, de quelle démocratie parlons-nous lorsque nous nous référons à ce type de régime? Comme l’a montré François Garçon dans un livre récent, Le Modèle suisse, les différences entre la démocratie française et la démocratie suisse sont si considérables qu’on peut se demander si le terme de démocratie peut être appliqué à ces deux pays. Quant au grand cirque des élections présidentielles américaines, il fait oublier que le président de ce pays n’a pas beaucoup de pouvoir, conformément à ce que voulaient les fondateurs de la République américaine. Ceux-ci réalisèrent très vite qu’en remplaçant la souveraineté du monarque anglais par la souveraineté populaire, ils ne gagneraient rien au change. Ils avaient été sensibles au discours de Montesquieu pour qui limiter l’arbitraire d’un pouvoir unique, comme l’était le pouvoir monarchique, ne pouvait être limité que par un autre pouvoir. D’où le système de «checks and balances» outre-Atlantique.

Menaces sur les valeurs

Dès lors, comment se fait-il que nous continuions à révérer la démocratie comme si elle était le nec plus ultra des modes de gouvernement? Outre le fait que nous n’avons pas d’alternative, nous n’avons pas non plus de concepts pour la remettre en question. En mai 1968, nous avions au moins un concept propre à nous faire réfléchir et parfois agir sur ce terrain: le capitalisme, source d’aliénation. Plus rien de tel aujourd’hui. Nous sentons bien que quelque chose se met en place qui menace des valeurs telles que la liberté, l’égalité, la justice, mais nous sommes incapables de nommer ce «quelque chose». Le pire est que les politiciens vont répétant qu’ils veulent promouvoir des valeurs, comme si elles étaient des objectifs, des programmes, des principes. Or des valeurs ne sont rien de tel. Si la liberté ou la justice étaient des objectifs, il ne s’écoulerait guère de temps avant que nous ne basculions dans un régime de terreur, comme lors de la Révolution française. Cela ne signifie pas qu’il faille ignorer ces valeurs, mais qu’elles ne peuvent être que des sources d’inspiration. Bref, une valeur n’est pas une valorisation mais, au contraire, une référence qui nous rend conscients de nos déficiences. Qui peut se prétendre vraiment libre? Celui qui le ferait passerait pour fou.

Que la démocratie renvoie à des valeurs, personne ne le niera. Mais cela ne devrait pas seulement nous conduire à revendiquer, à manifester, à nous indigner, mais aussi à une certaine humilité. Bref, la démocratie est indissociable d’une prise de conscience d’inévitables déficiences. Voilà ce qu’on aimerait entendre rappeler lorsqu’il est question de la souveraineté du peuple ou des droits de l’homme.

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