Si vous avez raté le début. «L'affaire Mabetex», un feuilleton inachevé
Depuis deux ans, la justice suisse instruit avec plus de conviction que les magistrats russes les affaires de corruption qui éclaboussent le Kremlin. Les deux patrons des sociétés tessinoises au cœur du scandale viennent d'être convoqués à Genève pour inculpation.
Le feuilleton russo-suisse, plus connu sous le nom de «l'affaire Mabetex», démarre en été 1998. Soupçonnant de hauts fonctionnaires de l'administration présidentielle d'avoir abusé de leur pouvoir et reçu des pots-de-vin, le Parquet de la Fédération de Russie obtient un témoignage qui met le feu aux poudres. Felipe Turover, homme d'affaires qui travaille à la récupération de crédits à Moscou et collabore avec la Banque du Gothard, décrit les relations privilégiées qu'entretient la Mabetex, entreprise de construction établie à Lugano, avec ceux qui illuminent et meublent les couloirs du pouvoir russe, notamment l'intendant du Kremlin Pavel Borodine. Fort de ces déclarations «providentielles», le procureur Iouri Skouratov, aujourd'hui évincé de son poste, adresse une requête d'entraide à la Suisse.
Le 22 janvier 1999, Carla Del Ponte, à la tête à l'époque du Ministère public de la Confédération (MPC), débarque au siège de la Mabetex pour y effectuer une perquisition et saisit une volumineuse documentation. Au même moment, le procureur tessinois Jacques Ducry fouille les seconds bureaux de la société où il découvre des photocopies de cartes de crédit établies aux noms de Boris Eltsine et de ses deux filles, Tatiana Diatchenko et Elena Okulova. Le patron de la Mabetex niera plus tard publiquement jusqu'à l'existence de ces cartes avant de reconnaître les avoir garanties. Les bureaux de la Direction des affaires présidentielles, dont celui de Pavel Borodine, sont perquisitionnés par les enquêteurs russes. Une semaine plus tard, Iouri Skouratov est suspendu de ses fonctions par un décret de Boris Eltsine. Du côté suisse, les investigations ne s'arrêtent pas, au contraire.
En fait, avril 1999 marque un tournant dans cette procédure. Le procureur général genevois Bernard Bertossa, qui s'intéresse à certains mouvements de capitaux dirigés vers des banques genevoises, obtient confirmation de l'existence de comptes déjà clos ou sur lesquels il ne reste plus grand-chose. L'identité des six titulaires est établie. Apparaît encore Pavel Borodine, qui persiste à déclarer dans la presse russe n'avoir jamais disposé d'argent en Suisse. Informé de ces développements, le Parquet russe formule une nouvelle requête qui est transmise cette fois à la justice genevoise. Parallèlement, sur le plan suisse, Bernard Bertossa ouvre une enquête pour blanchiment d'argent.
Chargé de l'instruction, le juge genevois Daniel Devaud adresse une circulaire aux banques pour obtenir la saisie immédiate des avoirs de vingt-quatre ressortissants russes. En tête de liste se trouve l'incontournable Pavel Borodine, suivi de ses proches, de son adjoint Andréï Savtchenko et de l'ancien vice-premier ministre Oleg Soskovets. Il ne s'agit plus seulement d'enquêter sur la Mabetex mais de viser plus large en analysant les comptes de hauts fonctionnaires et de membres du gouvernement qui auraient reçu des sommes d'argent n'étant justifiées ni par leurS salaires, ni par un hypothétique héritage légué par une vieille tante de l'étranger.
Alors qu'à Genève le magistrat s'attelle à un travail de fourmi consistant à démêler de tortueux circuits financiers, les choses bougent à Moscou. Boris Eltsine, éclaboussé par les scandales, quitte le pouvoir avec l'assurance qu'il ne sera jamais poursuivi. Quant à l'encombrant Pavel Borodine, il est muté au poste essentiellement honorifique de secrétaire de l'Union Russie-Biélorussie. L'enquête s'enlise en Russie alors qu'elle avance en Suisse. Après s'être attaché à débusquer les comptes des fonctionnaires soupçonnés de corruption, le juge Devaud s'attaque aux sociétés qui auraient versé les commissions, établit le cheminement de l'argent et débusque les ayants droit des entités off shore. En fonction de cette évolution du dossier, il lance des mandats d'amener en Suisse et dans plusieurs pays européens à l'encontre de Pavel Borodine et d'autres Russes impliqués dans cette affaire. Mandats qui servent essentiellement à intercepter ceux qui auraient la mauvaise idée de quitter leur pays.
Dernier épisode en date: Behgjet Pacolli, le patron de Mabetex, et Viktor Stolpovskikh, dirigeant de la Merkata (société soupçonnée d'avoir versé quelque 60 millions de dollars de commissions pour obtenir des contrats de réfection du Kremlin), sont convoqués fin juin pour être inculpés de blanchiment et participation à une organisation criminelle. Tous deux contestent fermement avoir commis une quelconque infraction. Ils s'expliqueront pour la première fois devant le juge Devaud.
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