L’avis des expertes

Difficile équation entre morale et compétition électorale

A l’instar de la votation sur l’avortement, les enjeux portant sur des valeurs morales embarrassent les partis politiques traditionnels, qui peinent à entrer dans la campagne et à tenir leur rôle de formation de l’opinion

Les derniers sondages annoncent un rejet de l’initiative «L’avortement est une affaire privée». Les perdants ne seront cependant pas forcément ceux que l’on pense.

Les milieux anti-avortement ont repris des couleurs et diffusent leur discours à heure de grande écoute lors de cette campagne. Les associations pro-vie se sont américanisées en s’ouvrant aux médias digitaux. Cette modernisation leur permet de rajeunir leurs forces et de rallier de nouveaux membres. Leur caisse maladie, qui offre un rabais de prime en cas de renoncement à l’avortement, annonce d’ailleurs avoir doublé ses cotisants. Le Parti évangélique présente désormais une image publique féminine et dynamique. Les mouvements évangéliques ont gagné en popularité et concurrencent sérieusement les Eglises traditionnelles, surtout parmi les jeunes. Quant à l’UDC, elle ne perdra aucune plume électorale en cas de défaite. Bien au contraire, cette votation lui permet une nouvelle fois de poser sa marque idéologique sur les enjeux dits moraux, et ceci à moindres frais.

Grâce à ce profilage croissant sur les enjeux moraux, l’UDC étend encore sa base électorale et devient ainsi un sérieux concurrent des partis ouvertement confessionnels. Or, les enjeux émotionnels s’inscrivent de plus en plus fréquemment à l’ordre du jour des initiatives populaires fédérales et rallient des soutiens de plus en plus larges. L’approbation coup sur coup des initiatives émotionnelles «Pour l’imprescriptibilité des actes de pornographie enfantine» et «Contre la construction de minarets» en 2008 et 2009, toutes deux soutenues par l’UDC, constitue une «anomalie électorale» au regard du taux de succès historiquement bas des initiatives.

Ce caractère émotionnel redimensionne les enjeux réels des objets soumis au scrutin, annihile leur aspect technique, légal ou social pour focaliser le vote sur des valeurs morales. Trois caractéristiques se retrouvent dans les votes émotionnels. D’abord, l’opinion publique se forme rapidement sur ces enjeux. Quelles que soient la complexité technique ou les implications juridiques, la décision est prise très tôt et facilement par les électeurs. Le décalage entre la motivation du vote et le contenu spécifique de l’objet soumis est aussi fréquent. Ainsi, percevoir la construction d’un minaret comme un «symbole de l’islamisation» a principalement motivé le oui en 2009. Le caractère exceptionnel du double vote sur l’avortement de 2002 avait déjà révélé le potentiel de contradiction des votes émotionnels. 6% des votants avaient dit à la fois oui à la modification du Code pénal qui décriminalisait l’avortement durant les premières semaines de grossesse et oui à l’initiative «Pour la mère et l’enfant» qui visait l’interdiction de l’avortement même pour des raisons médico-sociales.

Ces votes de valeur posent une équation démocratique difficile à résoudre. Ils remettent en question le bon fonctionnement de l’initiative populaire et l’expression de la volonté éclairée des citoyens. L’exigence démocratique de l’initiative populaire requiert un vote de raison et non pas un vote d’émotion. Les partis politiques ont la responsabilité d’assurer les meilleures conditions aux votants pour prendre une décision raisonnée visant au bien commun. Or, les enjeux portant sur des valeurs morales embarrassent les grands partis politiques. Ils ne s’insèrent pas dans la dynamique moderne de la compétition électorale en Suisse qui se cristallise notamment autour de la globalisation et de l’immigration. «L’avortement est une affaire de bonnes femmes» d’après les propos de Jacques Chirac lors de la réforme de l’avortement en France dans les années 1970. Plus généralement, ces enjeux de valeurs ne semblent en tout cas pas être l’affaire des partis gouvernementaux. Preuve en est leur faible mobilisation dans les campagnes sur des objets de vote émotionnels ces dernières années. La campagne sur le financement de l’avortement ne fait pas exception à cette règle. Elle est largement menée par des organisations émanant de la société civile et les partis gouvernementaux ne sont guère présents. Ils préfèrent stratégiquement s’affronter sur l’initiative «Contre l’immigration de masse», qui est plus porteuse en vue des prochaines élections fédérales de 2015. Même l’UDC, qui soutient l’initiative sur l’avortement, ne fait pas campagne.

En se désengageant de ces scrutins de valeurs, les partis politiques gouvernementaux n’assurent pas leur devoir d’information des citoyens. Leur absence laisse émerger un discours émotionnel à visée électoraliste animé par de petits partis qui se cherchent une place au parlement ou par une branche de l’UDC qui veut monter en puissance. En l’absence de campagne d’information et de débat, c’est le bon fonctionnement de la démocratie directe qui est mis à mal. L’UDC pose sa marque lors de votes sur les valeurs, les autres partis gouvernementaux ne font pas de grands efforts pour prendre leurs responsabilités en matière d’information. La question des conséquences des votes émotionnels se posera pourtant à nouveau et rapidement. La prochaine initiative des milieux conservateurs est déjà déposée à la Chancellerie fédérale, elle vise à interdire les cours d’éducation sexuelle dans les petites classes. A l’avenir, d’autres enjeux arriveront aux urnes: l’accès des couples de même sexe à l’adoption et à la médecine de reproduction, le suicide assisté, les innovations des sciences de la vie. Il est temps pour les partis politiques de reprendre leur place dans l’arène publique et d’engager le débat avec les milieux conservateurs. Un vote informé et raisonnable et une politique juste et clairvoyante sont à ce prix.

Isabelle Engeli est professeure assistante à la Graduate School of Public and International Affairs de l’Université d’Ottawa. Sarah Bütikofer est collaboratrice scientifique à l’Université de Zurich

Les mouvements évangéliques ont gagné en popularité et concurrencent sérieusement les Eglises traditionnelles, surtout parmi les jeunes

L’UDC pose sa marque lors de votes sur les valeurs, les autres partis gouvernementaux ne font pas de grands efforts pour prendre leurs responsabilités

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.