Badinter face à l’enfer carcéral
justice
L’ancien garde des Sceaux français, dans le cadre d’une mission de l’Unicef sur la justice des mineurs, a découvert dans deux républiques d’Europe de l’Est des conditions de détention d’un autre âge. A Kiev, Odessa ou Chisinau, il a pu rencontrer des jeunes incarcérés de façon humiliante
Robert Badinter s’assoit sur la chaise fixée au mur d’une cellule du quartier disciplinaire de la vieille prison numéro 13 de Kiev (Ukraine). Il contemple les murs blanchis à la chaux contre lesquels on ne peut pas s’appuyer. «Où est le lit? «, demande l’ancien ministre de la justice français. C’est une planche de bois fixée contre le mur. Elle est dépliée le soir et fermée la journée.
Le détenu reste debout dans cette cellule rudimentaire. L’un d’eux est couché par terre sur un tapis. L’espace y est confiné, très faiblement éclairé. Le robinet d’eau est actionné de l’extérieur par les gardiens. Un chiffon entoure ce robinet, fixé par un détenu pour empêcher le bruit des gouttes qui tombent dans l’évier et dans le vide, le silence du mitard.
Les adultes peuvent rester dix jours, les mineurs de 14 à 18 ans cinq jours, dans ces cellules qui ressemblent à des trous. Robert Badinter regarde par l’œilleton et voit un détenu tourner en rond dans ces quelques mètres carrés. L’ancien avocat en a vu, des prisons et des mitards. Mais bien peu dans cet état-là. Il verra pire deux jours plus tard, à Chisinau en Moldavie. Le sénateur socialiste intervient dans le cadre d’une mission de l’Unicef sur la justice des mineurs en Ukraine et en Moldavie, du 13 au 17 avril, pour aider ces deux pays à mettre en place un système de justice des mineurs. Et arrêter d’urgence des pratiques contraires à la Convention sur les droits de l’enfant tout comme à la Convention européenne des droits de l’homme. Les deux pays ont promis de le faire.
A la prison de Kiev, les jeunes détenus de 14 à 18 ans sont en uniforme bleu, cheveux ras, pieds nus dans des sandales. Ils sont de quatre à huit par cellule. Quand la délégation de l’Unicef entre, tous les détenus se mettent au garde-à-vous. Dans un coin, deux adultes se redressent. Ils ont leurs propres vêtements, mais ils ne sont pas éducateurs, ils sont aussi prisonniers. Ils accomplissent leur détention avec les mineurs. L’un d’eux explique qu’il est là pour mismanagement. Le directeur de la prison précise que ce ne sont jamais des criminels ou des délinquants sexuels, mais toujours des personnes emprisonnées pour la première fois, souvent pour des délits financiers. Ils sont censés être là pour des raisons pédagogiques, pour «que les jeunes ne soient pas laissés à eux-mêmes», explique le directeur.
Des organisations non gouvernementales les soupçonnent d’acheter leur place en détention, pour bénéficier de meilleures conditions. Dans les bâtiments pour adultes, les cellules peuvent en effet accueillir jusqu’à quarante personnes. Robert Badinter est ulcéré. Il le dit à la ministre adjointe de la Justice et à un responsable de l’administration pénitentiaire qui promettent d’y remédier.
Le décor est rudimentaire. Plusieurs rangées de lits superposés. Dans un coin, derrière un muret, un vieux WC et un lavabo servent pour l’ensemble des détenus, derrière une porte battante. Une table permet de prendre les repas. Tout le monde n’a droit qu’à une douche par semaine et une promenade de deux heures par jour. Pas besoin de sortir du bâtiment, car une cour sous un préau a été aménagée sur le toit de la prison pour mineurs. Robert Badinter discute avec les jeunes détenus, interroge le directeur. Il quitte chaque cellule en lançant: «Au revoir les enfants! «
«Dans la journée, on fait du sport et on regarde la télé «, explique un jeune. Un autre ajoute qu’ils vont à l’école. Quatre cellules ont été transformées en salles de classe. Lors de la visite, elles sont vides. «Les cours ont lieu de 16 heures à 20 heures «, explique le directeur. Non loin, une table de ping-pong occupe une cellule réservée au sport. Une table identique est présente dans la plupart des établissements visités en Ukraine, comme en Moldavie. Jamais personne n’y joue. Une salle est réservée à la vidéo. Parmi les films censés être éducatifs: Terminator, et de nombreux films avec Bruce Willis. C’est là que les enfants sont pris en charge par des éducateurs de l’administration pénitentiaire. Comme par hasard, ce jour-là, lors de la visite de la délégation, trois d’entre eux sont en train de jouer à un jeu de rôle de l’Unicef sur la violence et l’addiction.
Il s’agit d’une maison d’arrêt, où personne n’est condamné définitivement, soit parce que les détenus n’ont pas encore été jugés, soit parce qu’ils ont fait appel de leur jugement. Ils restent en moyenne sept à huit mois. Certains sont là depuis près de deux ans, avec possibilité de voir leur famille une fois par mois. La durée de détention provisoire des mineurs – surtout dans de telles conditions – est l’une des préoccupations majeures de l’Unicef. Au célèbre adage d’Albert Camus selon lequel «une société se juge à l’état de ses prisons «, Robert Badinter ajoute un «codicille»: «On juge une justice et une société à la façon dont elle traite ses mineurs délinquants. «
Il n’y a pas d’adultes dans les cellules pour enfants de la prison d’Odessa (Ukraine), où Trotski fut emprisonné. Il n’y aurait guère de place. Ils sont quatre dans 8 m2. Deux lits superposés sont installés tête-bêche. L’un est placé juste devant le coin toilettes, à moins de un mètre, sans aucune porte ni rideau. Les fenêtres ne s’ouvrent pas. Le directeur annonce qu’elles vont être refaites, avec deux personnes par cellule.
L’atmosphère est étouffante, et la pièce sombre. Les détenus sortent deux heures par jour. «Les enfants sont fatigués, ils perdent le sens de la vie. Beaucoup sont dépressifs, font des crises», reconnaît une assistante sociale de l’administration pénitentiaire. Plusieurs ont tenté de s’ouvrir les veines. La visite se fait au pas de charge. Les quartiers disciplinaires ne sont pas accessibles. «Nous avons été joués», s’énerve Robert Badinter.
L’accueil est meilleur en Moldavie, même si la prison de Chisinau est encore plus sinistre. Elle porte aussi le numéro 13. Même modèle carcéral conçu au XIXe siècle, sous l’empire tsariste et perfectionné sous l’ère soviétique. Les cellules disciplinaires ne dépassent pas 4 m2. Un détenu en grève de la faim pour protester contre sa sanction a le droit de laisser son lit ouvert pendant la journée. Il lui reste à peine 1 m2 pour se tenir debout. Dans une cellule vide, Robert Badinter déchiffre les dates des dernières inscriptions: janvier, mars 2010. «Cette cellule a été utilisée par un être humain», s’indigne-t-il. Selon l’Unicef, ces cellules ont été fermées par le Ministère de la justice.
Dans un coin, les toilettes sont bouchées par une bouteille en plastique. Un gardien explique que c’est une technique mise au point par les prisonniers pour éviter les mauvaises odeurs. Le robinet d’eau est juste au-dessus de la cuvette des WC qui sert aussi d’évier. Un détenu a gravé une croix, surmontée d’une couronne d’épines sur le mur: «Moi, j’ai pu traverser avec dignité et survivre dans ce putain de trou, sans cri, sans injure.» Des croix gammées ornent le mur d’une autre cellule. Toujours pas effacées.
Les enfants peuvent être une dizaine dans une cellule de 22 m2. Un jeune détenu explique que, dans ces cas-là, ils se relaient pour dormir à tour de rôle, car ils préfèrent dormir sur les paliers supérieurs des lits superposés. Comme en Ukraine, les détentions provisoires se prolongent indéfiniment. Un jeune de 17 ans en prison car «il avait bu puis tué sa grand-mère» côtoie un autre adolescent qui a fait appel de sa condamnation à trois ans de prison pour vol.
Une seule toilette par cellule. Un fin rideau préserve une très mince intimité. La double page d’un journal allemand est affichée dans les toilettes. Elle représente Penélope Cruz en tenue légère, jambes en l’air. Sur la même page, une photographie de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, avec en titre: «Sarkozy, Roi-Soleil.» Au fin fond des toilettes d’une prison moldave!
Robert Badinter sort, hors de lui. Il dit son indignation au ministre moldave de la Justice, Alexandru Tanase, dans une conférence de presse. Celui-ci n’est guère choqué. Il fait partie de la fragile coalition qui a remporté les élections à l’automne 2009 face aux communistes. Avant d’être ministre, il était avocat et a fait condamner la Moldavie par la Cour européenne des droits de l’homme pour les conditions de détention qu’elle impose.
Les deux hommes se ressemblent, avocats venus au pouvoir pour faire triompher leurs idées. Robert Badinter est «une légende vivante» pour M. Tanase. Le sénateur socialiste voit en lui une sorte de fils spirituel moldave.
Robert Badinter est en famille. C’est dans l’ancienne Bessarabie de l’Empire russe qu’il a ses racines. C’est pour cela qu’il a accepté de devenir docteur honoris causa de l’université de Chisinau, en marge de la visite de l’Unicef. En aucun cas par nostalgie. Il tenait à raconter à son auditoire l’histoire de ses parents. Celle de sa mère qui a fui après le pogrom de Kichinev, l’ancien nom de Chisinau, au début du XXe siècle. Celle de son père surtout. En recevant ce titre honorifique, il rappelle l’histoire de ce brillant élève du lycée impérial, reçu par le proviseur le félicitant: «Samuel Abramovitch, tu devrais avoir la médaille d’or, mais comme tu es juif, tu ne l’auras pas.»
Son père a émigré à Paris en 1920, après avoir participé aux débuts de la révolution bolchevique, pour élever ses enfants dans le culte de la République française. Il est mort dans le camp de Sobibor. A 82 ans, son fils est un combattant infatigable des droits de l’homme: «Tant que je pourrai mettre un pied devant l’autre, je continuerai à lutter contre l’humiliation des conditions de détention. Partout.»
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