En amont de la conférence Building Bridges, qui aura lieu du 29 novembre au 2 décembre à la Maison de la paix, à Genève, Le Temps confie ses espaces dévolus aux opinions à Lore Vandewalle, professeure associée au département d’économie de l’Institut de hautes études internationales et du développement, qui a réuni une série de tribunes autour de la finance durable.

Les Objectifs du développement durable de l’ONU (ODD) et l’Accord de Paris sur le climat en 2015 ont placé la durabilité au premier plan de nos préoccupations. En parallèle, la Commission européenne a lancé un ambitieux projet visant à mettre au point une taxonomie des activités économiques selon des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Les marchés financiers, les gouvernements et les organisations internationales ont identifié avant le monde universitaire ce qui est aujourd’hui perçu comme un bouleversement profond de la finance. Cependant, alors que le marché de la finance durable s’efforce d’évoluer pour répondre aux investissements mondiaux orientés ODD et ESG, les difficultés deviennent évidentes. Avec la coopération du monde universitaire, il est possible de relever efficacement au moins trois de ces défis majeurs: 1) la normalisation et la transparence en matière d’investissement durable; 2) le comblement du fossé entre l’apport de fonds et la demande en investissements durables; et 3) la formation de nouveaux spécialistes financiers en matière de finance durable.

La popularité croissante de ce concept et les réglementations ESG qui en découlent ont encouragé les pratiques d’impact washing (procédé consistant à vanter les pseudo-vertus durables d’un investissement) et de greenwashing (méthode par laquelle une entité organise des campagnes marketing ou de communication pour se donner une image écologique non méritée). Selon la fondation US SIF, les actifs socialement responsables apportés par les gestionnaires de portefeuille équivalaient ainsi à plus de 16 000 milliards de dollars en 2020, contre moins de 30 milliards de dollars de flux d’investissements directs étrangers vers les pays d’Afrique (non producteurs de pétrole). Cet écart s’explique par le système de mesure et les définitions utilisées, qui prennent en compte des évaluations du marché plutôt que des flux d’investissement et considèrent l’intégralité de la capitalisation boursière de grandes sociétés même si seule une partie des activités coche la case ESG. Certains investissements relèvent soi-disant de la finance durable, mais répondent-ils réellement aux critères ESG ou aux ODD? Quels sont leurs effets indésirables ou inattendus?

Un manque d’investissements

Les universitaires peuvent répondre à ces questions. Le domaine de l’économie du développement élabore constamment des outils méthodologiques et empiriques afin d’estimer l’impact des investissements sur différents résultats de développement (citons ainsi le travail d’Abhijit Banerjee et Esther Duflo, lauréats du Prix Nobel). Les études randomisées contrôlées sur le terrain permettent de déterminer l’impact et les conséquences des investissements, notamment dans le domaine du social où les effets, multidimensionnels, sont plus difficiles à cerner. Les chercheurs peuvent créer des indicateurs normalisés indépendants pour mesurer les flux d’investissement à la lumière de différents objectifs de développement durable ou critères ESG.

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Le niveau actuel des investissements orientés ODD est loin d’être suffisant pour atteindre les objectifs fixés. La plupart des investissements dans la finance durable ont une échéance à moyen ou long terme. Ils sont donc idéaux pour les investisseurs qui se projettent loin, par exemple avec des fonds de pension (qui totalisent presque 50 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion). Le manque d’investissements, malgré des besoins importants et des ressources potentielles adéquates, est attribué à une «inadaptation au marché» ou une «défaillance du marché». Il s’explique de nombreuses façons: trop peu de catégories d’actifs et de marchés, problèmes de transparence, d’évaluations, de gouvernance et de corruption.

Un rôle crucial

Les universitaires peuvent contribuer à résoudre ces problèmes, en identifiant les moyens de mesurer les retombées économiques de ces investissements. En collaboration avec des spécialistes financiers, ils peuvent trouver comment amortir ces investissements en les rendant transparents et liquides, afin qu’ils soient attractifs aux yeux des investisseurs institutionnels.

Les écoles de commerce proposent des MBA avec spécialisation finance. Mais la demande en finance durable nécessite une nouvelle génération de spécialistes financiers, possédant un bagage pluridisciplinaire (économie, sociologie, science politique et éthique) et armés d’outils d’analyse adaptés à cette recherche de pointe. Le rôle des universités est donc crucial.

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Dans le monde entier, la recherche en finance durable prend de l’ampleur. La Suisse ne fait pas exception à la règle, et nous sommes fiers d’annoncer la création d’un laboratoire suisse de finance durable. Au Graduate Institute Geneva (IHEID), un consortium d’institutions originaires de pays à faible revenu, d’organisations internationales et du secteur privé étudiera les nombreux défis inhérents à ce marché. L’institut ouvre également des programmes de maîtrise visant à former la future génération d’analystes en finance durable. Avec d’autres initiatives comme l’E4S, un master centré sur l’environnement proposé par l’Unil, l’IMD et l’EPFL, les universités suisses sont prêtes à relever les défis du financement durable.

Traduit de l’anglais par Typhaine Lecoq/Fast ForWord

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