Benjamin Constant et le fait religieux
Analyse
L’incompréhension provoquée par les attentats du 13 novembre à Paris persiste. Néanmoins, Le message de Benjamin Constant résonne fort à nos oreilles traumatisées par un fanatisme religieux désinhibé

Le monde se trouve encore sous le choc de l’émotion provoquée par les attentats du 13 novembre dernier à Paris. Cette fois, l’islamisme le plus violent, d’obédience salafiste, a décidé de frapper en Occident comme il agit dans ses terres d’origine depuis des années, en mitraillant au hasard et massivement. Les victimes importent peu: seul est significatif l’acte de semer la mort.
Mais l’horreur même de ces forfaits doit nous inciter à réfléchir, à chercher des outils susceptibles d’élargir notre compréhension de ces événements. Les mots forts se bousculent dans les discours publics: est-on en guerre? Assiste-t-on à ce choc des civilisations prophétisé par certains depuis plusieurs années?
Une biographie consacrée à Benjamin Constant et publiée en septembre dernier tombe ainsi à pic pour nous inviter à nous replonger dans l’œuvre protéiforme du Lausannois. L’auteur, Paul Delbouille, président du comité d’édition des Œuvres complètes de Benjamin Constant, rappelle combien la religion a joué un rôle central dans le libéralisme dont son héros sera l’un des plus éminents théoriciens. Si les pages que l’ami de Mme de Staël réserve à la religion ne figurent pas parmi les plus célèbres qu’il ait rédigées, elles comptent néanmoins parmi les plus importantes.
Pour Constant, la religion est essentielle à l’individu. Car, selon lui, ce dernier n’est pas guidé par sa seule raison. Si sa liberté s’adosse bien sûr à l’héritage des Lumières, il est inimaginable de cerner l’homme dans sa seule capacité à obéir aux enseignements d’une raison dogmatisée. L’individu ne doit pas avoir peur de céder à ses sentiments, à sa subjectivité. C’est ainsi que se forme son sens social, sans lequel le libéralisme se dessécherait et s’avilirait dans la contemplation stérile de biens purement matériels.
Si l’affectif constitue le moteur naturel de l’humanité, son expression la plus puissante se condense dans le sentiment religieux, qu’il convient de respecter dans sa nécessité vitale. Enraciné au plus profond du cœur humain, il irradie sur la société et lui permet d’édifier une morale dont profitera la vie en commun, par le droit, les institutions: pour Constant, un peuple irréligieux peut tomber dans l’esclavage, mais seul lui peut accéder à la liberté.
Mais à une condition cependant, sur laquelle l’auteur d’Adolphe n’entend à aucun moment transiger! Le sentiment religieux ne peut enrichir l’existence que s’il est confiné dans la sphère privée. Dès que la religion déborde du cadre très strict qui lui est attribué, la catastrophe est programmée. Si les sphères privée et publique se confondent, ou empiètent l’une sur l’autre, le conflit entre les sentiments peut-être antagoniques des uns et des autres ne peut déboucher que sur la haine. Il est donc impératif de veiller à une rigoureuse séparation entre les deux univers.
Autant Constant voue une admiration sans limite à la religion contenue dans l’intimité de chacun, autant il nourrit les plus grandes angoisses envers cette même religion dès le moment où elle est prise en charge par le clergé, qui l’étouffera dans un corset pétrifié. Ainsi confisquée par les gardiens du culte, la religion est condamnée à une rencontre mortifère avec le politique.
Pour Constant, et l’ensemble des libéraux, tout absolu est nuisible et doit être banni. Au moment où un principe est érigé en vérité irréfutable, la liberté est irrémédiablement menacée. Or la religion embrigadée dans les calculs d’une caste sacerdotale rivée à ses intérêts ne peut que dégénérer en un instrument d’intolérance. L’ennemi de Napoléon, qui se ralliera pourtant à lui durant les Cent-Jours, reconnaît une fonction cardinale aux institutions, en tant qu’elles tissent la trame de l’organisation des sociétés. Mais une religion engoncée dans un fatras de règles ne respire plus, et demeurera le jouet des ambitions sordides de ceux qui se proclament ses serviteurs dévoués.
Le message de Benjamin Constant résonne fort à nos oreilles traumatisées par un fanatisme religieux désinhibé. La religion ne peut déployer ses bienfaits que calfeutrée dans l’intime: si elle se répand dans l’affirmation d’une mission politique, elle se détruit elle-même. Les démocraties libérales modernes ont franchi ce pas il y a plus d’un siècle, au fil de crises souvent douloureuses, au XIXe siècle encore. L’islam, pour des raisons qui lui sont propres, place en revanche sur le même plan le religieux et le politique.
Voici le fondement de l’incompréhension actuelle entre nos Etats sécularisés et un univers où la religion reste la source première du politique et du droit. L’islam possède ses Benjamin Constant, à l’instar d’un Malek Chebel chantre de l’islam des Lumières: il doit davantage leur donner la parole pour sortir de l’ornière dans laquelle il est empêtré.
Paul Delbouille, «Benjamin Constant (1767-1830). Les égarements du cœur et les chemins de la pensée», Slatkine, 2015, 743 pages.
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