A Berlin, un site épingle les «selfies de la mort»
Shoah
Pour dénoncer le manque de respect sur le Mémorial de l’Holocauste, l’artiste Shahak Shapira transpose la réalité des camps sur les clichés des touristes

Figure de yoga ou de skateboard, jonglage, selfie en amoureux et autres poses fantaisistes: devant le Mémorial de la Shoah à Berlin, les touristes n’hésitent plus à se mettre en scène. Pour dénoncer la déferlante de clichés jugés déplacés, l’artiste israélien Shahak Shapira, 28 ans, a réalisé une contre-offensive à coup de photomontages ultraviolents publiés sur son site «Yolocaust.de», contraction du slogan You Only Live Once et Holocauste.
A la place des blocs de bétons gris, un amoncellement de cadavres nous transpose brutalement 70 ans en arrière, lors de la découverte des camps de concentration. Une initiative volontairement choquante qui questionne notre rapport à la mémoire et l’obsession narcissique qui envahit notre quotidien.
Glanés sur Facebook, Tinder ou Instagram, les clichés transformés par l’artiste domicilié en Allemagne sont visibles en ligne depuis le 18 janvier, avec leur lot de commentaires et de like originaux. Et le contraste entre le sourire des jeunes visiteurs et les charniers qui les entourent désormais est difficilement supportable. Nu et impersonnel, le monument berlinois réalisé par l’architecte américain Peter Eisenman peut sembler propice à la décontraction. Face à l’histoire devenue gadget, le touriste glisse imperceptiblement vers la désinvolture. Débridé, il se laisse aller à poser, à faire le clown et à rire aux éclats. Comme s’il oubliait que le monument évoque l’extermination des Juifs d’Europe. Les internautes épinglés qui souhaitent faire amende honorable sont invités à se manifester pour que leur photo soit retirée.
«Dur mais juste»
Sur la Toile, les «selfies de la mort» réalisés par Shahak Shapira suscitent une brusque prise de conscience. Une bonne leçon d’éducation, se félicite Twitter. «Je découvre le projet #yolocaust. Ou comment dénoncer la connerie des gens avec un certain talent. Dur mais juste», salue la blogueuse @Dailycieuse. L’attitude des touristes, «c’est comme faire un twerk au milieu d’un enterrement», ajoute-t-elle. L’artiste «accomplit ici un immense travail en faisant réfléchir la société narcissique centrée sur elle-même afin de ne jamais oublier», renchérit @groovision.
gros malaise : #yolocaust https://t.co/HzYKtgM6Kh
— Jean Allary 💥 (@jeanallary) 19 janvier 2017
Pour une majorité d’internautes, la dureté des images est «une réponse à la hauteur du comportement des touristes». Les photos d’archives provoquent un sentiment «excessivement dérangeant et perturbant, mais n’est-ce pas là aussi la fonction de l’Art?» s’interroge le rabbin parisien @ravgab. «Une démarche artistique insoutenable mais ô combien nécessaire…» résume @OphelieJouan.
YOLOCAUST est un projet choquant, mais surtout une réponse à la hauteur du comportement des touristes. pic.twitter.com/SQLBVkoi44
— Pierre-Yves Revaz (@pierreyvesrevaz) 20 janvier 2017
Pour certains, en revanche, le projet va trop loin. «Gros malaise», lâche @jeanallary. Une «violence inouïe», ajoute @_JeanCome_. «Une tombe, une œuvre, un monument, quel que soit le symbole derrière, reste un objet inerte insensible au «respect», estime enfin, seul contre tous, un internaute.
Prise de conscience
Visité par quelque 10 000 personnes chaque jour, le Mémorial de Berlin n’est toutefois pas le seul lieu de mémoire au monde. Pourquoi se focaliser uniquement sur celui-ci? «Aucun événement historique n’est comparable à celui de l’Holocauste», argumente Shahaq Shapira sur son site. Cela dit, où se situe la limite entre respect et désinvolture? Où commence l’indécence? L’artiste renvoie chacun à sa conscience. «C’est à vous de voir comment vous voulez vous comporter au sein d’un lieu qui marque la mort de 6 millions d’êtres humains.»
Provocant voire outrancier, le projet a le mérite d’engager une réflexion salutaire sur les dérives du mitraillage tous azimuts. Il rappelle que «vivre chaque instant comme si c’était le dernier» (YOLO) ne se résume pas à collectionner des selfies sur un tombeau.
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