Certes, on parle de temps à autre des problèmes liés aux bombes à retardement quand on cite des problèmes majeurs sociopolitiques comme Gaza ou les pays chroniquement en guerre. Récemment encore, un article a paru au sujet de Gaza sur un site d’actualités (The Economist): «Alors que l’attention mondiale est toujours centrée sur le Liban, à moins de 200 km au sud, Gaza constitue une bombe à retardement. Quelque 1,4 million de personnes, pour la plupart des enfants, sont entassées dans l’une des régions les plus densément peuplées du monde, sans liberté de mouvement, aucune place pour courir et nul endroit pour se cacher. Virtuellement sans accès extérieur depuis juin, Gaza connaît une montée de la pauvreté, du chômage, des pénuries et du désespoir. Tristement, ce dont Gaza a le plus besoin aujourd’hui est précisément ce dont il manque le plus: l’espoir.»

Et si on changeait ces mots pour souligner un autre problème invisible: «Alors que l’attention mondiale est toujours centrée sur la fin du secret bancaire, les enjeux liés à la fiscalité et aux pays européens en crise économique, à quelques pas de la Suisse, la population active de nos pays occidentalisés, européens et suisse, constitue une bombe à retardement. Quelque 5,4 millions de jeunes Européens de moins de 25 ans sont sans emploi, c’est à dire 22% de la population active. On les appelle déjà la «génération perdue». Ils ont des doubles, voire des triples masters, mais pas de débouchés professionnels. Tristement, ce dont cette génération a le plus besoin aujourd’hui est précisément ce dont il manque le plus: l’espoir.»

Toutefois, bien que les mots sur Gaza aient été changés pour évoquer un cas réel plus proche de nous, dans notre propre région, nous ne nous sentons toujours pas forcément touchés car la plupart d’entre nous sont encore de cette génération X, du début de la génération Y ou encore des «late baby boomers». Et si je vous disais qu’autour de vous, sans toujours le savoir, vous avez de vraies bombes humaines à retardement? Les signes révélateurs sont un taux de burn-out hors norme dans tous les secteurs d’activité, et même, particulièrement surprenant, dans le secteur humanitaire, un taux d’absentéisme qui a doublé en quelques années, des maladies chroniques qui ont explosé, des suivis psychologiques qui s’accentuent,…

Aujourd’hui, même les cabinets de recrutement, hormis les cabinets d’outplacement souvent en première ligne pour le constater, décèlent une aggravation de la situation psychologique des employés et des cadres, je pourrais même personnellement dire tout particulièrement des cadres. En plus de dix ans de ressources humaines et de recrutement, j’ai rarement constaté autant de fragilité émotionnelle et d’insécurité chez mes candidats. A force d’instabilité dans les entreprises, de changement de stratégie ou plutôt de flou artistique sur le futur de l’entreprise et le manque de stratégie à long terme, les individus qui composent la richesse de notre économie et qui sont les garants de notre futur peinent à survivre aux pressions constantes et aux peurs développées en entreprise. Cette fragilité humaine alliée au manque d’espoir de la génération suivante est le parfait détonateur pour une explosion sociale massive et destructive, qui fragilisera non seulement notre économie occidentale déjà affaiblie mais qui aura des coûts colossaux aux niveaux médical et social. Tous ceux qui ont eu le courage de lire l’un des meilleurs livres d’histoire couvrant la période post-Deuxième Guerre mondiale, L’Europe barbare, traduit de Savage Continent de Keith Lowe, qui décrit l’Europe de 1945 jusqu’aux stables années 1950, constateront que nous avons tous les ingrédients aujourd’hui pour une explosion sociale comme celle de 1945: plus de points de repère, plus de cadres sociaux ou d’institutions stables, donc un démantèlement de notre société sur fond de champ de ruines. Seront-ce à nouveau les femmes qui reconstruiront l’Europe fragilisée, ou est-ce qu’enfin nos dirigeants, qu’ils soient politiques, actionnaires ou chefs d’entreprise, se réveilleront avant de s’écraser tous dans le mur à 300 km/h avec leurs employés à bout de nerfs?

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