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OPINION. La période qui s’ouvre sera un moment darwinien, au cours duquel bon nombre d’acteurs ne pourront pas faire face à un contexte dégradé et disparaîtront. Au sortir de ce brouillard, le tissu économique sera recomposé
L’expression «brouillard de guerre», empruntée au stratège Carl von Clausewitz, décrit «l’absence ou le flou des informations pour des participants à des opérations militaires». Elle se rapporte à l’incertitude des belligérants quant à leurs propres capacités, celles des adversaires, la position des forces et ses objectifs. Aujourd’hui, elle s’applique particulièrement bien aux entreprises, tous secteurs confondus. Livrées à une incertitude croissante concernant l’ampleur d’une potentielle récession, leur capacité à obtenir des financements extérieurs, ou encore les objectifs et l’attitude qu’adopteront leurs concurrents, elles devront changer de forme pour survivre, ce qui implique une cascade de consolidations et de restructurations. Ces transformations sont immanquablement une opportunité d’investissement, à condition d’investir dans les entreprises qui sortiront renforcées de cette période.
Un tissu économique inhabituel
La situation est inédite. Jamais dans l’Histoire notre paysage économique ne fut peuplé d’autant de licornes et de zombies simultanément, héritage d’une décennie d’un coût du capital proche de zéro, stimulant autant la prise de risque que des montages tirant le levier financier à son maximum dans des secteurs matures. Par ailleurs, l’épisode du covid – en raison du soutien étatique – a paradoxalement réduit le nombre de défaillances d’entreprises à des niveaux historiquement bas, participant à maintenir en activité des entreprises qui en temps normal aurait cessé d’exister. Selon les sources, nous parlons de plus de 4000 milliards de dollars de licornes non cotées et d'environ 3000 milliards de dollars de sociétés sous LBO (rachat avec effet de levier), même si ces deux chiffres ne permettent pas de mesurer l’ampleur du phénomène dans son intégralité. Pour rappel, les cryptoactifs ont atteint 3000 milliards de dollars à leur pic avant de perdre 70% de leur valeur. La capitalisation boursière mondiale des actions étant, quant à elle, de l’ordre de 100 000 milliards.
Zombies et licornes doivent rapidement adapter leur stratégie pour rester viables afin de faire face au nouveau paradigme d’un environnement de taux plus restrictif et d’un possible ralentissement économique. Cela passe par une augmentation de leur rentabilité, qui est loin d’être acquise. Pour rappel, plus de 30% des licornes «cotées» de la tech aux Etats-Unis ne sont pas rentables.
Quant aux zombies, le renouvellement de leur dette se fera avec une charge d’intérêt sans commune mesure avec les années précédentes. Bien sûr, il existe un scénario selon lequel la récession ne frappe pas à nos portes et les banques centrales tournent rapidement la page des politiques monétaires restrictives. Néanmoins, les dirigeants doivent se préparer au scénario du pire et ajuster leur stratégie dès à présent. Les grandes manœuvres ont donc commencé.
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Retenue ou guerre concurrentielle?
Dans chaque sous-secteur, il n’y a pas que des licornes ou des zombies, il y a également des acteurs qui affichent un modèle soutenable et équilibré. Ils bénéficient désormais d’une fenêtre stratégique: vont-ils lancer une offensive commerciale à l’encontre de leurs rivaux affaiblis? Ou bien faire preuve de retenue? Si l’offensive est retenue, alors une guerre des prix et son impact sur les marges pourraient asséner un coup fatal en cumul des deux autres menaces évoquées précédemment et terminer de dissuader les pourvoyeurs de crédit éventuels. Dans ce contexte, les opérations de fusions/acquisitions seront une issue largement explorée.
Les conséquences à long terme
La théorie économique est équivoque vis-à-vis de la consolidation d’un secteur: si les acteurs les moins efficaces disparaissent, cela libère de la main-d’œuvre et du capital pour être déployés ailleurs. Néanmoins, on encourt une perte de «biodiversité économique» majeure, avec des conséquences à la fois en termes d’innovation et d’emploi. En effet, si vous passez dans un secteur quelconque de six à trois concurrents, vous passez également de six à trois équipes de recherche et développement au sein d’un domaine donné, ce qui réduit mécaniquement le nombre d’emplois qualifiés et la possibilité de faire des découvertes ou des avancées. Néanmoins, dans le sillage du covid et des tensions géopolitiques, de nombreux Etats se porteront au secours d’acteurs jugés stratégiques. Cette tendance est aujourd’hui généralisée et concerne toutes les géographies.
A l’exception de la santé et de quelques secteurs hautement régulés, il sera difficile de rester pleinement à l’écart de la tempête qui s’annonce. Devant l’ampleur de l’incertitude, il semble préférable de constituer un portefeuille concentré, composé d’entreprises dont les dirigeants et leurs équipes ont de belles cartes en main et une forte capacité à faire la différence. Le scénario actuel s’affranchit pleinement de la dialectique value versus croissance, les excès ayant été cumulés des deux côtés du spectre de la classification. Plus que des attributs de style, ce sont les équipes qui feront la différence.
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