Débat
Pour Gilles Meystre, le président de GastroVaud, le choix gastronomique des CFF en faveur de la chaîne alémanique Tibits peut être discuté, mais il est économiquement implacable: il répond à une évolution de la demande

Rarement buffet de gare n’aura autant défrayé la chronique que celui de Lausanne… Fin 2015, à sa fermeture déjà, quantité de larmes ont été versées. Peu après, la foule s’est pressée pour emporter les reliques de son mobilier. Et à l’annonce de l’arrivée d’une chaîne végétarienne, nombre de réactions ont été enregistrées, opposant la nostalgie d’une offre traditionnelle à la satisfaction d’une offre nouvelle.
Pareille émotion n’a rien de surprenant, lorsqu’on sait la place occupée par le Buffet lausannois dans le patrimoine, la vie associative et le quotidien des Vaudois.
Une âme, une histoire
Au Buffet, il y avait une âme, une histoire, un personnel connu. Aux murs, des fresques rivalisaient avec les illustres portraits de Chevallaz et de Delamuraz.
A l’étage, les salles résonnaient encore de l’écho des lotos, des débats politiques et des week-ends de votation où joueurs, militants et citoyens se pressaient, avant de redescendre boire «un dernier godet».
C’est qu’à Lausanne il y avait, au Nord, la Palud, le Château et la «cathé». Au Sud, les restes de l’Expo nationale, les flottes Belle Epoque et la statue du Général… Et au milieu, «le Buffet». Repère géographique. Symbole identitaire. Institution culinaire.
Une réorientation qui n’a rien de surprenant
En choisissant une chaîne d’outre-Sarine spécialisée dans les plats végétariens, les CFF ne pouvaient que s’attirer les foudres: non seulement ils réveillaient la méfiance atavique des Vaudois face aux Alémaniques, mais ils jetaient aussi à la boille cervelle, saucisson et papet…
Abrupte et contraire aux promesses initiales, cette réorientation n’a pourtant rien de surprenant, si l’on se réfère à l’évolution récente de la consommation dans les restaurants.
L’émergence des fast-foods, des food trucks et des mets à l’emporter répond en effet aux attentes de nombre de clients, qui minimisent la pause de midi dans le but de maximiser leur disponibilité pour la famille ou les loisirs en soirée.
Statistiques implacables
Les statistiques de la branche sont d’ailleurs implacables: entre 2005 et 2015, les dépenses en restauration rapide ont crû de 44% chez les 15-29 ans, de 75% chez les 30-49 ans et de 76% chez les 50 ans et plus!
Dans le même temps, celles enregistrées par la restauration traditionnelle ont diminué de respectivement -9%, -9% et -5%. Sus à un nouveau take-away? Le choix de Tibits répond pourtant logiquement aux réalités du marché et au rythme de vie effréné que nous impose la société.
Sus à un restaurant végétarien? Loin d’être un inconditionnel de tels établissements, on rappellera pourtant qu’aucune offre de ce type n’existe à Lausanne aujourd’hui… Et que la restauration classique ne cesse de perdre du terrain.
Stérile opposition entre tradition et innovation
Alors qu’en 2010, 61,9% des établissements proposaient des spécialités suisses et 59,4% une cuisine bourgeoise, ils ne sont plus que 52,8% et 40,6%. Sur la même période, le nombre d’établissements proposant des grillades a passé de 22,2% à 14,6%. Toile de fond de cette évolution, une segmentation croissante du marché et une volonté toujours plus affirmée de proposer des cartes moins diversifiées, mais mieux maîtrisées.
Plus habitués aux slogans qu’aux volontés des clients, certains élus mobilisent la fibre identitaire et les vieux souvenirs du citoyen-gastronome… Ils opposent stérilement tradition et innovation et hiérarchisent des offres qui, en réalité, se complètent.
Si la nostalgie fait recette politiquement, jamais pourtant elle ne fera marcher un restaurant! Au Tibits, le client ira, vegan ou pas… Mais il continuera de trouver de succulents mets vaudois dans les nombreuses institutions situées à deux pas: Pinte Besson, Grütli ou Bavaria. Brasserie de Montbenon, Romand ou Trois Rois. Europe, Vieil Ouchy ou Vaudois. Bon appétit!
Gilles Meystre, président de GastroVaud et membre du conseil de GastroSuisse.
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