Editorial
Mauvaise pente
La Suisse est en train de rejouer le mauvais scénario vu ces derniers mois en France et en Belgique. Au départ, une poignée de politiciens proclame hautement que le voile intégral – appelé niqab ou, par abus de langage, burqa – présente un danger pour la dignité humaine et la civilisation. C’est ce qui s’est passé mardi au parlement d’Argovie. A la fin, le port de la tenue islamique est interdit, ou limité, sans que les débats menés dans l’intervalle n’effacent le caractère disproportionné de la décision.
Car quel danger présente la centaine de femmes – estimation officielle – qui porteraient le voile intégral en Suisse? L’argument sécuritaire est fallacieux: des terroristes en burqa ont certes commis des attentats au Pakistan, mais ceux qui ont frappé l’Europe ces dernières années étaient rasés de frais et portaient des sacs à dos.
La question de principe soulevée par les partisans de l’interdiction a plus de pertinence: on ne doit pas, au nom du «vivre-ensemble», dissimuler son visage sous un masque. Mais outre que les exceptions sont nombreuses – du policier antiémeute au motard, en passant par le quidam qui se cagoule par grand froid –, cette préoccupation heurte un droit fondamental: celui de se vêtir à sa guise, tant que l’on respecte les bornes de la légalité et de la décence.
Vivre dans une société libre demande un certain degré de tolérance. Le port du niqab est certes déplaisant, par le fanatisme qu’il révèle, ou par le manquement à l’élémentaire politesse que constitue le fait de ne pas montrer son visage. Mais tout ce qui est déplaisant n’est pas interdit. Nul n’a songé à proscrire l’uniforme skinhead (crâne rasé, Doc Martens, lacets blancs), malgré l’idéologie nauséabonde qu’il véhicule.
Voter une loi d’interdiction visant une centaine de personnes serait excessif et aggraverait le sentiment de discrimination des musulmans. Pour rester fidèle à sa tradition de liberté, la Suisse doit refuser de suivre les précédents français, belge ou argovien.
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