Canin royal: Chienne guide et maîtresse zen
Canin royal
CHRONIQUE. Chaque humain qui vit avec un chien pense que leur relation est unique, fantastique, extraordinaire, singulière, essentielle, nécessaire. Moi aussi! Mais ce lien est peu de chose à côté de celui qui unit une personne non-voyante à la prunelle de ses yeux

Après avoir redécouvert le monde à travers les yeux d'un bouledogue anglais, notre chroniqueur nous parle d'autres binômes chien-humain.
«J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants»
Arthur Rimbaud, «Le Bateau ivre», 1871.
L’une voit, l’autre pas. L’une guide, l’autre suit. L’une se tait, l’autre parle. L’une et l’autre, ensemble. Jamais l’une sans l’autre. Céline et Fiamma, ce sont quatre oreilles, six pattes, deux bouches, deux cerveaux, quatre poumons, 74 dents, deux cœurs, quatre yeux. Mais un regard pour deux. Céline a perdu la vue. Cela fait un an qu’elle partage chaque seconde de sa vie avec Fiamma, un labrador noir femelle de 3 ans.
J’écris cette chronique et il fait encore nuit – la procrastination est mon plus joli défaut. L’aube point, ma chienne à moi ronfle à fendre le Kilimandjaro. Mais Céline et Fiamma sont déjà rentrées de leur première promenade. C’est l’heure de leur premier câlin, à la maison, leur rituel, sur le canapé ou dans la cuisine, elles écoutent la radio, côte à côte. J’aurais pu essayer d’écrire des choses intelligentes ou touchantes sur leur relation singulière. Mais la vraie vie d’un tel duo est tellement plus extraordinaire! Alors écoutons Céline. Ouvrons les guillemets.
«Fiamma est ma troisième chienne guide. La première était un border collie, elle avait toujours besoin d’apprendre de choses nouvelles. La deuxième, Alma, était appliquée, elle voulait constamment faire plaisir, elle est morte tôt, d’une insuffisance rénale. La vie passe encore plus vite quand on la partage avec un chien guide!
Fiamma est zen. C’est le mot qui la définit. Elle est très câline. Sa chanson pourrait être Don’t Worry, Be Happy. Elle peut aussi être très critique, ironique – par exemple, si je veux montrer à quelqu’un comment nous fonctionnons et que je simule une situation, Fiamma fait mine de ne plus savoir guider, genre: «Ecoute, Céline, arrête la comédie, je vois très bien que tu n’as pas besoin de moi…»
Elle avait 2 ans quand elle a débarqué dans ma vie. Elle avait suivi un entraînement dans une famille et avec un éducateur, sous la houlette de la Fondation romande pour chiens guides d’aveugles. Dès qu’elle m’a vue, elle m’a fait la fête, comme si on se connaissait depuis toujours, comme si elle avait compris que ce serait pour toujours. J’ai pris son nom comme un signe: ma chienne porte la flamme de deux chiens qui l’ont précédée.
Je lui parle en italien, c’est la voix la plus souvent utilisée pour leur apprentissage. Au début, elle a mémorisé mes trajets, mes besoins, mon lieu de travail, les transports publics, aller à la gare, etc. Puis est arrivé l’examen pour l’AI. J’étais plus stressée que pour ma soutenance de thèse en bioéthique! Mais tout s’est bien passé, et notre alliance a été scellée. Tous les chiens qui commencent une éducation de guide ne finissent pas leur formation, certains sont moins orientés vers cette carrière.
On croit que les chiens d’aveugles sont des esclaves. C’est faux! Fiamma me guide environ une heure et demie par jour. Le reste du temps, quand elle n’a pas son harnais, elle vit la vie d’un chien normal, elle joue, elle fait la folle à la maison, elle dort sur mon lieu de travail, elle quémande des caresses, on part se promener dans la nature.
On me demande souvent comment je peux me fier à un animal en pleine ville ou au bord de l’Arve. Mais quand on se fait guider par un humain, on doit aussi lui faire confiance, cette personne peut se tromper, ne pas être attentive, nous faire traverser au rouge, etc. Un chien guide, quand on lui passe son harnais, se met en mode travail. Et les chiens ont une excellente mémoire. Je ne doute pas un instant de Fiamma.
Elle est ma moitié. Elle et mes précédents chiens ont partagé tous les moments de ma vie, ont été à tous mes examens, mes soutenances, mon premier jour de travail. Lorsque mes précédents chiens sont partis, j’ai senti qu’on m’arrachait une partie de moi… Fiamma et moi, on vit 24h/24 ensemble, on est rarement plus de cinq minutes l’une sans l’autre, c’est un lien qu’on tisse rarement entre humains. Quand nous nous promenons, Fiamma et moi, dans les bois de Genthod, et que je la détache, je lui accroche une clochette autour cou, pour savoir où elle est.»
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