Les mouvements sociaux français ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu’ils s’appuient sur un symbole de rassemblement, un objet quasi sacré qui pourra devenir slogan, logo ou sujet de blagues et de jeux de mots. Ces totems permettent de réunir régulièrement autour d’eux et de donner un peu d’originalité à des mobilisations qui risquent toujours de se noyer sous la répétition, dans ce pays qui manifeste tant. Ce furent les bonnets rouges ou les gilets jaunes. Cette fois, ce sont donc les casseroles.

Les assourdissants concerts d’ustensiles de cuisine, rebaptisés «casserolades», se multiplient effectivement depuis la promulgation de la réforme des retraites. Ils suivent le président et ses ministres dans tous leurs déplacements, ils sont spontanés devant les mairies et ils auront réussi à servir de trait d’union entre la dernière journée de mobilisation nationale en date et le grand rendez-vous annoncé du 1er mai. Lundi, la gauche radicale en a même fait le centre de ses actions pour marquer l’anniversaire de l’élection d’Emmanuel Macron. Ils sont le signe que le mouvement survit à l’aboutissement du chemin législatif du texte, qu’une grande partie de la population ne veut pas entendre la petite musique du gouvernement qui fait tout pour tourner la page. A tel point que le président en a fait la cible de ses petites phrases les plus offensives.

Sympathique, amusante et même intime puisque l’on vit tous avec au cœur de nos foyers, la casserole est fédératrice, bien loin des casseurs et de leurs poubelles qui brûlent. Des marques comme Ikea ou Cristel s’amusent même à communiquer avec humour sur cet aspect du mouvement. Qui aurait pu croire qu’un fruit de ces mobilisations très tendues puisse devenir porteur en termes de publicité commerciale?

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La cocotte-minute des colères françaises

Les opposants à la réforme des retraites n’ont évidemment pas inventé cet outil de contestation à portée de tous. On se souvient qu’en 2019 on entendait des concerts de casseroles dans des manifestations en Colombie, au Chili mais aussi au Liban et en Algérie. A l’époque, dans un article du Temps, le sociologue Marcos Ancelovici voyait l’origine de la branche sud-américaine de ce phénomène dans des manifestations chiliennes des années 1970. D’autres, en France, aujourd’hui, font même remonter la tendance aux charivaris du Moyen Age. Et puis en Suisse, bien sûr, l’instrument culinaro-musical a été régulièrement utilisé, et de longue date, notamment par des mouvements féministes.

Les soutiens du mouvement syndical français contre la réforme des retraites, qui avait tendance à s’essouffler ces dernières semaines et auquel la promulgation du texte et l’omni-communication présidentielle semblaient pouvoir donner un coup de boutoir fatal, semblent donc avoir trouvé dans des mouvements du passé le totem qui pourrait prendre le relais de ses grands défilés unitaires. Un totem sympathique et efficace.

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Reste à savoir quel mets pourra sortir de ces «dispositifs sonores portatifs», comme les appellent certaines interdictions préfectorales. Un retrait de la réforme reste très peu probable et un nouveau mouvement d’ampleur, plus large dans ses revendications, du type Gilets jaunes, nécessiterait une marmite tout de même plus spectaculaire. Il semble donc plus vraisemblable que cette étape sera surtout un plat supplémentaire dans le long menu qui mijote dans le chaudron des mécontentements français. Les griefs s’accumulent depuis des années, les mouvements sociaux de plus en plus impressionnants aussi et, bien sûr, les votes de colère sont devenus quasi systématiques. Une cocotte-minute dont on ne sait pas bien jusqu’à quand elle tiendra.

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