Il était une fois

Cette Grèce qui a fait l’Allemagne

En 1833, le philologue de Munich Friedrich Thiersch prépare les Allemands à l’élection d’un roi bavarois pour la Grèce nouvellement indépendante. «Par son génie et son caractère, ses valeurs et ses institutions, la Grèce, écrit-il, ne ressemble à aucune autre partie de l’Europe. Ce peuple, cependant, a besoin d’être réformé: tout là-bas est archaïque et délabré. Une régénération n’est possible qu’en introduisant les lois et les usages d’une civilisation étrangère à son sol.»

C’est l’Allemand qui parle. Mais le pédagogue et le philhellène en lui interviennent: «Heureusement, continue Thiersch, il y a une autre manière de procéder, sans éliminer l’originalité grecque: étudier le pays, pénétrer son caractère, déterminer ses vrais besoins […]. Nous trouverons ainsi une nouvelle force dans le peuple, non pas en imposant des mœurs étrangères mais en développant les institutions locales et la vigueur du sentiment national.» Le professeur admet que cette voie sera plus difficile, qu’il faudra s’oublier en tant qu’Allemand et beaucoup aimer les Grecs, mais le résultat en sera d’autant meilleur.

Quand paraît son livre, De l’état actuel de la Grèce et des moyens d’arriver à sa restauration, Thiersch baigne dans l’hellénisme mystique qui s’est emparé de l’intelligentsia allemande via la philologie. Et il reporte sur les Grecs l’appel romantique au peuple et à sa continuité historique que les Allemands ont adopté pour eux-mêmes en s’arrimant à l’Antiquité grecque. Entre l’Allemagne et la Grèce, l’affaire est lourde, longue et compliquée.

En 1809, alors chef de l’Instruction publique de Prusse, Guillaume de Humboldt pousse à la formation d’une identité nationale (Bildung) en puisant directement dans les sources de la Grèce: «Il n’y a qu’en elle que nous trouvons l’idéal de ce que nous voulons être et de ce que nous voulons engendrer.» Il s’inspire d’un illustre prédécesseur, le philologue Johann Joachim Winckelmann, auteur dès 1755 d’un implacable énoncé programmatique: imiter les Grecs pour devenir inimitables; devenir Allemands par les Grecs, comme les Romains sont devenus Romains par la Grèce. Perfection artistique et libertés politiques sont liées, l’absolu du Beau va avec l’absolu de la politique, la démocratie.

Avec son Histoire de l’art de l’Antiquité (1764), Winckelmann forme le goût d’une génération d’artistes et de penseurs, Goethe, Lessing, Schiller, Hölderlin et tant d’autres. Goethe dit de lui: «On n’apprend rien en le lisant, mais on devient quelque chose.»

Après Iéna (1806) se mêle au programme winckelmannien une dimension polémique: la rupture proclamée avec la culture française, assimilée à Rome. Pour Humboldt, la Prusse vaincue à Iéna par Napoléon, c’est la Grèce vaincue par Philippe: «La décadence des Etats grecs sous l’assaut des Macédoniens puis des Romains doit laisser transparaître celle des Etats allemands sous l’assaut de Napoléon. Et doit ressortir que les vainqueurs sont toujours inférieurs aux vaincus.»

Nietzsche moque la prétention humboldtienne à faire des gymnasiens de bons Allemands élevés à la philologie classique. Mais c’est au nom de la Grèce qu’il écrit La Naissance de la tragédie, d’une autre Grèce, celle d’avant Socrate et Euripide, celle qui ne rationalisait pas, qui ne niait pas le destin tragique du monde.

Qu’on soit Hölderlin, Nietzsche, Humboldt, Thiersch ou Heidegger, on ne quitte pas la Grèce. En 1912 encore, Friedrich Léo, professeur de latin à l’Université de Göttingen, évoque la «renaissance gréco-allemande» de la fin du XVIIIe siècle, ce moment où l’Allemagne s’éveille à sa «grécité originelle», par-delà sa romanité.

En 1933, étudiant les projets des nazis pour l’Europe, la germaniste anglaise de l’Université de Cambridge Eliza Marian Butler se rend compte que, loin d’avoir absorbé les Humanités selon Goethe, Schiller ou Herder, le public allemand se trouve victime de la «tyrannie d’un idéal»: celui que lui a inculqué l’exaltation prolongée et excessive de la Grèce ancienne.

Et en effet, par une dérive de la philologie classique, les nazis instrumentalisent l’Antiquité grecque pour refaire l’Europe à leur image. Eliza Marian Butler dévoile le fait en 1934 dans un essai, La tyrannie de la Grèce sur l’Allemagne, qui rencontre un certain succès dans le monde anglo-saxon mais est interdit en Allemagne.

La Grèce envahie, en 1941, le Reich relance les fouilles archéologiques. La Luftwaffe photographie les sites; l’armée isole les ruines; la marine remonte d’anciennes frises échouées près du Pirée. L’archéologue en chef du régime déclare que, avec 1 million et demi de Reichmark à disposition, «il démontrera l’hégémonie incontestable de l’Allemagne sur l’étude des monuments grecs». La «vocation culturelle» du Reich sera dès lors établie.

Après la guerre, l’Allemagne abandonne la quête de la Grèce ancienne. Elle en a soupé de son idéal. Elle pousse si loin l’abandon que l’helléniste Christian Meier lui reproche son refus de l’histoire, y compris grecque. Or, écrit-il dans son livre From Athens to Auschwitz (2005), «il serait sage de s’inspirer des Grecs pour développer la société civile et les libertés».

Les Grecs vivants n’ont jamais beaucoup intéressé les Allemands, sinon comme hôtes de vacances. Winckelmann n’a pas été plus loin que Rome. Goethe non plus. Helmut Schmidt n’était pas favorable à l’entrée de la Grèce dans les Communautés européennes. «J’insistais, raconte en privé Valéry Giscard d’Estaing. On ne pouvait toute de même pas imaginer l’Europe sans la Grèce.» L’Allemagne le pouvait, l’Economie avait supplanté les Belles Lettres dans les universités.

Sources:

Thomas Meaney, Half-Finished People, London Review of Books, 11.10.2012.

François Hartog, Partir pour la Grèce, Flammarion, mars 2015.

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.