Tandis que le parlement français légifère, les grèves se poursuivent dans le pays, et la colère et le découragement gagnent tous les jours chez le personnel comme chez les clients. Une grande partie de la réforme proposée s’appuie sur les directives européennes qui ont souhaité une redéfinition profonde des monopoles ferroviaires; mais pour accroître les performances des trains, n’existait-il qu’une seule voie?

Les réformes engagées en Suisse en parallèle à celles de l’Union européenne semblent montrer le contraire. On a beaucoup fait parler les systèmes étrangers, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Suède, mais curieusement on a oublié de citer la Confédération helvétique, alors que tous louent la qualité de service, la ponctualité et l’organisation des CFF, la compagnie unique.

Une unicité maintenue

Certes la SNCF porte sur un réseau beaucoup plus grand, à l’échelle du pays, mais la régionalisation souhaitée avec la participation ici des régions et là des cantons est semblable et la solution retenue en France, celle de l’appel d’offres et de la concurrence fait hurler le personnel de la société alors que l’unicité des CFF a été maintenue, que les performances ont été remarquables et peuvent servir d’exemple à toute l’Europe ferroviaire. La Suisse a donc démontré qu’il n’y avait pas forcément correspondance entre concurrence et productivité, entre concurrence et qualité de service.

Or, c’est le diagnostic de la situation avant la réforme qui doit précéder les mesures à prendre, et les cheminots français ne sont pas d’accord avec la photographie de leur entreprise telle qu’elle a été communiquée, pas plus qu’avec les conséquences que l’on peut en tirer.

Le train, un monopole naturel

Ma conviction est que le train étant un monopole naturel, il convient de prendre avec des doigts de fée l’idée qu’il doit faire l’objet d’une concurrence qui ne peut être que régulée. C’est-à-dire que, dans la mesure où c’est la ou les collectivités qui paient le système ferroviaire en grande partie (entre la moitié ou les deux tiers), la concurrence ne peut exister que sur une petite partie «visible» du service.

Mais plus il y aura d’acteurs et plus l’autorité «régulatrice» enflera, ce qui n’ira pas dans le sens d’une diminution des coûts, bien au contraire. C’est ainsi que les coûts ont dérapé en Grande-Bretagne, comme le prix des billets, et nous connaissons tous dans le domaine de l’énergie qu’il en a été de même sur l’ensemble du continent. On peut estimer qu’un monopole est mal géré et pèse trop lourd dans les comptes de la collectivité, on doit cependant choisir la bonne méthode pour améliorer les performances et satisfaire les clients au meilleur prix.

La Suisse a opté pour la coopération entre acteurs renforcée plutôt que de se soumettre aux forces de la concurrence

C’est donc l’exemple suisse que j’aimerais que la France et d’autres pays européens méditent. Les réformes ont été engagées pas à pas, en 1996, 1999 et 2005 avec comme objectif l’accroissement de la mobilité en augmentant la part du rail: l’engorgement des villes, des routes, des autoroutes, les déséconomies ainsi engendrées, en particulier les pollutions, conduisent tous les pays développés dans cette direction, encore faut-il le dire, le décider, et engager les investissements correspondants.

Les conclusions parlent d’elles-mêmes: plus d’efficacité dans l’utilisation des fonds publics, plus de qualité de service et plus d’offre pour les passagers du rail. Et cela a été réalisé avec un opérateur historique (CFF) qui a été capable de profondes innovations organisationnelles et de considérables gains de productivité, mais aussi qui a bénéficié du soutien des consommateurs et des citoyens.

L’identité cheminote

Vouloir la transparence des coûts des différentes fonctions du système ferroviaire est tout à fait normal si l’on souhaite augmenter la productivité, comme dans toute activité industrielle, mais en déduire une dislocation des entités n’est pas forcément un gage d’efficacité. On a bien vu dans le passé que la séparation de Réseau ferré de France et de SNCF Mobilités n’avait pas permis de renforcer le transport ferroviaire français, bien au contraire, car la base de la bonne marche des trains est l’identité cheminote, c’est-à-dire un même corps de travailleurs solidaires.

C’est cette identité que les CFF ont conservé et qui doit être la garantie de l’avenir de la SNCF. Tout processus de décision «technocratique» qui ignore cette donnée fondamentale est voué à l’échec, non pas du passage au parlement de la réforme, mais de la transformation véritable conduisant à plus d’efficacité et plus d’engagement des gens de terrain.

C’est cette lecture qu’il faudrait faire aujourd’hui pour remettre les cheminots au travail, car les grèves actuelles sont destructrices de la confiance que doivent avoir les citoyens de la possibilité de voir le train français relever le défi de l’accroissement de la mobilité collective, seule compatible avec notre volonté de diminuer nos gaspillages. La Suisse a opté pour la coopération entre acteurs renforcée plutôt que de se soumettre aux forces de la concurrence. Quelle que soit la loi qui sera votée, le résultat escompté est celui vers lequel il faut tendre, une meilleure marche des trains au meilleur prix pour la collectivité et la clientèle, le maintien d’une identité cheminote forte en est un principe fondateur.


Loik Le Floch-Prigent a été PDG de la SNCF de 1995 à 1996.


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