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Charles de Gaulle, décourageante passion républicaine

OPINION. Une statue du commandeur à la fois indéboulonnable et incomparable: à force de faire de Charles de Gaulle le héros de la République française renaissante, cinéastes, historiens, biographes et hagiographes creusent un fossé infranchissable, et décourageant, avec ses successeurs

Le président Charles de Gaulle. Paris, 24 mai 1968. — © AFP
Le président Charles de Gaulle. Paris, 24 mai 1968. — © AFP

Cette fois, c’est un film qui rallume la flamme. Sorti ce mercredi en France, le nouveau De Gaulle incarné par l’acteur Lambert Wilson a relancé la machine mémorielle infernale (lire la critique d'Antoine Duplan), assurée de prospérer jusqu’au cinquantième anniversaire de la mort du général, le 9 novembre. Impossible, parmi les dernières publications consacrées à l’homme du 18 juin, de trouver quoi que ce soit de critique, de distant, de mesuré. Tout est hagiographie. A commencer – logique – par le Dictionnaire amoureux du général (Ed. Plon) signé par l’écrivain Denis Tillinac, dont on connaissait surtout, jusque-là, la passion amicale et corrézienne pour Jacques Chirac.

Lire aussi cette revue de presse:  Le général de Gaulle est mauvais au cinéma, qu’il reste dans les livres d’histoire!

Commençons donc par cet ouvrage au service revendiqué de la légende gaulliste. A la lettre C pour… Colombey-les-Deux-Eglises, cette commune de la Haute-Marne où les époux de Gaulle achetèrent La Boisserie en viager, en 1934. «Ici, dans une bâtisse sans charme en retrait du bourg, environnée d’un parc sans prétention à l’esthétique, écrit Tillinac, le général a posé son barda d’officier, hébergé son intimité familiale, mûri sa pensée, affronté la page blanche de l’écrivain, ruminé ses mélancolies.» La statue du connétable est taillée dans le bois le plus précieux. «On croit comprendre qu’un soldat a sauvé la France seul contre tous, comme les héros des romans de chevalerie», poursuit l’écrivain. Le mythe fonctionne à plein. De Gaulle est la France. Comme Jeanne d’Arc. Comme Louis XIV. Comme Napoléon. En surplomb de l’histoire dont il fut jadis l’acteur.

«De Gaulle mania»

Le recul serait donc obligatoirement étranger, lorsqu’il s’agit du «grand Charles». J’ai repensé, en voyant s’accumuler sur mon bureau ces nouveaux ouvrages, à la biographie de Julian Jackson De Gaulle, publiée en 2018 (en français au Seuil). L’historien britannique francophone s’interroge sur les choix de De Gaulle et sur la manière dont il sut parvenir à ses fins. Ce général-là, sous la plume de Jackson, est un politique aussi surdoué que redoutable. On le voit prendre, comme Winston Churchill, le sens de l’histoire que Franklin Delano Roosevelt, lui, faillit bien rater en retardant l’entrée en guerre américaine face au nazisme.

Difficile, du côté de l’édition française, de trouver cet élément critique. De Gaulle façonne les événements. «Beaucoup plus qu’un personnage historique parmi d’autres: c’est comme si se résumaient en lui tous les personnages de notre histoire», écrit Eric Branca, auteur d’un passionnant De Gaulle et les grands (Ed. Perrin) où l’on apprend, entre autres, que le père de la France libre était un inconditionnel de Richard Nixon. «Le général avait très tôt décelé chez lui cette part foncière d’anticonformisme qui en ferait le président le plus inclassable du XXe siècle américain en même temps que le plus incompris de ses contemporains.»

Ce géant a laissé derrière lui un costume institutionnel et politique sur mesure dans lequel ont flotté tous ses successeurs

Cette récurrente «de Gaulle mania» dit beaucoup de la France. Et pas seulement à cause de l’homme, de sa stature, de sa clairvoyance et de son audace. Elle dit une obsession française: celle de 1940, de la débâcle présumée impossible et pourtant effective devant les chars allemands, et celle du «sauveur» qui, contre sa classe, son armée et une partie de son entourage, rompt le lien ombilical entre la France et l’Algérie musulmane assurée, selon lui, de transformer un jour Colombey-les-Deux-Eglises en Colombey-les-Deux-Mosquées. De Gaulle est, en version française, à l’image de sa collection de livres décrite par Frédérique Neau-Dufour dans La Bibliothèque des présidents (Ed. Tallandier): «Existe-t-il au sein de cette collection un enfer? Un petit coin où seraient rangés les livres interdits car licencieux? Une sorte de carré intime dans l’intimité?» Réponse négative. De Gaulle a fabriqué son mythe. Rien ne devait permettre de l’abîmer.

Passion décourageante

Passion compréhensible, mais décourageante. Car ce géant a laissé derrière lui un costume institutionnel et politique sur mesure dans lequel ont flotté tous ses successeurs. La force du Royaume-Uni fut, en juillet 1945, sitôt la guerre achevée, de voir Winston Churchill perdre son poste de premier ministre dans les urnes face au travailliste Atlee, puis le reconquérir cinq ans plus tard. Le système était le plus fort. En France, de Gaulle refusa le parlementarisme, s’auto-exilant politiquement de 1946 à 1958. Il revint à la faveur d’une crise sans précédent, puis transforma les institutions pour les faire sienne. Un visionnaire incapable d’œuvrer dans un système «ordinaire». L’exception gaullienne, reste, cinquante ans après sa mort le 9 novembre 1970, le talon d’Achille de la République.

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