Chasse aux trophées de bouquetins: et la biologie?
Opinion
OPINION. Le tir de bouquetins mâles âgés a-t-il des implications sur la démographie et la reproduction de l’espèce? Le biologiste Raphaël Arlettaz et Jean-Michel Gaillard, de l’Université de Lyon, livrent leurs pistes de réflexion après l’émoi suscité par un reportage télévisé sur les safaris de bouquetins en Valais

Les séquences de tirs de bouquetins, diffusées par Mise au point le 3 novembre dernier, ont choqué de larges cercles, même au-delà des frontières helvétiques. Le bouquetin est placide et se laisse facilement approcher: il n’y a donc aucun mérite à abattre un tel animal. Mais au-delà des réactions émotionnelles, fort compréhensibles, suscitées par cette pratique bien valaisanne, posons-nous la question de son impact biologique. Est-elle ou non durable du point de vue cynégétique? Le tir de bouquetins mâles âgés – ceux qui portent les plus belles cornes (11 ans et plus) – a-t-il des implications sur la démographie et la reproduction de l’espèce?
Une analyse des statistiques du Service valaisan de la chasse (2005-2017) montre que 41% des boucs âgés de 11 ans ou plus sont tirés, bon an mal an, dans le canton. C’est plus que la fraction des vieux boucs de cette classe d’âge qui périssent de mort naturelle (27%, notamment dans les avalanches). S’il n’y a aucune nécessité de réguler les vieux bouquetins, ce type de prélèvement peut s’avérer particulièrement problématique. Pourquoi? En raison d’une tactique de reproduction peu commune dans le règne animal: un bouquetin mâle va allouer, toute sa vie durant, une grande quantité d’énergie dans la croissance de ses cornes majestueuses, jusqu’à développer une imposante parure.
Une vie à miser sur le futur
La hiérarchie entre mâles de gabarit proche s’établit via des danses de groupe ritualisées, voire des combats, au cours desquelles la taille des cornes va faire toute la différence. Or ce n’est qu’après une décennie d’existence qu’un mâle devient sexuellement concurrentiel, soit qu’il peut vraiment envisager de séduire et de se reproduire. Investir dans la croissance de cornes aussi volumineuses induit un coût énergétique très élevé que seuls les individus les plus performants peuvent assurer. Or, sans parure de qualité, il est difficile pour un bouc de s’accoupler et ainsi de transmettre ses gènes. Ces cornes constituent donc un signal «honnête» du point de vue de la sélection sexuelle, parce que justement il est coûteux de les produire. En plus de cette allocation forte dans la constitution de cornes sexys, un bouquetin âgé paie un autre coût, en termes de survie cette fois-ci: dès le moment où il accède au statut privilégié de reproducteur, le vieux bouc voit son taux de mortalité augmenter, probablement parce qu’il doit imposer et maintenir son statut social de dominant. A tel point que rares sont les vieux mâles qui atteignent 16 ans et qu’un mâle de 18 ans demeure une exception. Un bouc de bouquetin passe donc toute sa vie à miser sur ses futurs atours, mais ensuite il n’a que quelques années à disposition pour valoriser son capital par la reproduction.
Or, sans parure imposante, pas de transmission possible de ses gènes
En prélevant 41% des vieux mâles de 11 ans ou plus, on élimine donc une partie substantielle des meilleurs candidats à la reproduction. Si ce prélèvement contribuait à améliorer la survie des autres vieux boucs, alors le prélèvement ne serait en théorie pas si grave. En effet, lorsque le phénomène de «mortalité compensatoire» opère, chaque bouc éliminé augmente, toujours en théorie, les chances d’un autre de saillir les femelles. Toutefois, si le prélèvement élimine trop de vieux mâles, en particulier ceux qui portent les plus belles cornes, il n’y a plus de compensation possible ou au mieux une compensation médiocre. Comme ce sont justement les longues cornes qui font les trophées les plus prisés par les adeptes de safaris alpins, il y a une probabilité non nulle que l’on élimine trop de ces mâles qui sont également les préférés des femelles. Ceci peut donc impacter la démographie de l’espèce et la qualité des jeunes, et même affecter la beauté des trophées sur le long terme.
Exploitation cynégétique sensée
Nul ne sait à ce stade quel est l’impact réel de la chasse aux trophées de bouquetins en Valais. Avec le prélèvement actuel d’une fraction non négligeable des boucs d’âge mûr (un peu moins de la moitié), on perturbe sans doute le système d’appariement. Ainsi, les vides créés dans les hardes par les tirs de vieux boucs sont en partie compensés par de l’immigration masculine en provenance d’autres colonies non exploitées pour leurs trophées (Vaud ou Berne; Italie et France, où le bouquetin est strictement protégé), car ces boucs sont en recherche active d’une ressource rare: les femelles réceptives. Et ils sont prêts à parcourir de longues distances pour s’en procurer. Une carence en vieux boucs séduisants pourrait aussi signifier que les femelles doivent se rabattre sur de jeunes mâles qui, inexpérimentés et maladroits, les harassent inutilement, avec des répercussions sur la santé et la démographie des femelles. Le déséquilibre grandissant observé au niveau du sexe-ratio des bouquetins valaisans (de moins en moins de femelles par rapport aux mâles, malgré une population totale qui a continué à croître très légèrement au cours du temps) pourrait constituer un premier indice de dysfonctionnement causé par une chasse aux trophées très intensive, telle que pratiquée actuellement dans les Alpes valaisannes.
Seules des recherches approfondies* permettraient de comprendre l’impact réel de la chasse aux trophées et de définir des standards d’exploitation cynégétique sensée du bouquetin, dans un vrai souci de durabilité – pour autant bien sûr que l’on désire maintenir cette pratique tant décriée. Que ce prélèvement soit opéré par de riches chasseurs étrangers ou par des indigènes ne change rien à l’aspect biologique de la question.
* Les soussignés avaient proposé un tel projet de recherche en 2007, mais il avait malheureusement été rejeté par la Confédération et l’Etat du Valais.
Raphaël Arlettaz est directeur du Département de biologie de l’Université de Berne. Jean-Michel Gaillard est directeur de recherche au CNRS, Université de Lyon.
A ce sujet: Salve d’indignation contre les safaris valaisans
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