Cher «Temps Présent», les jeux vidéo ne nuisent pas à la santé!
Opinion
Quand «Temps Présent» parle des jeux vidéo, c’est pour adopter une posture terriblement rétrograde. Du coup, la rigueur journalistique en prend un sacré coup

Le jeudi 2 juin, l’émission «Temps Présent» rappelait l’existence d’un traitement médiatique à charge lorsqu’il s’agit de couvrir les jeux vidéo. A partir d’un rapport controversé établissant un lien entre la pratique de jeux vidéo violents et une notion vague d’agressivité, les auteurs du reportage titré L’abus de jeu vidéo nuit à la santé ont réalisé une charge mélangeant violence et addiction – celle-ci étant absente du rapport – dans leur propos (comme si l’on devait être surpris qu’une situation d’abus mène à des conséquences négatives), créant ainsi la confusion nécessaire pour permettre de présenter le jeu vidéo sous l’angle alarmiste traditionnel. Pendant ce temps, la pratique des jeux vidéo est en hausse, dans le même temps les infractions commises par des mineurs sont en baisse, et quantité d’effets positifs des jeux vidéo sur le développement sont démontrés, tous omis dans l’émission.
L’émission (ajoutée à la demande du réalisateur du reportage):
Une cible facile
La cible est facile, et les nombreuses erreurs factuelles dans le reportage de la RTS le rappellent: comme par le passé, il n’est pas requis de connaître le jeu vidéo pour en stigmatiser le public. Le reportage ne contient presque exclusivement que des extraits de jeux violents et occulte les jeux aux univers pacifistes, colorés ou didactiques. Ainsi, pendant près d’une heure, les spectatrices et spectateurs furent exposés à des choix de montage associant avec insistance, parfois grossièrement, jeu vidéo, violence et addiction.
Pas de lien avec le passage à l’acte
Le rapport américain sur lequel repose l’émission voit un lien entre la pratique de jeux vidéo violents et l’apparition de formes d’«agressivité», mais aucun lien avec le passage à l’acte. Cependant, le reportage de la RTS n’a aucun embarras à suggérer une implication de la pratique des jeux vidéo violents dans le passage à l’acte des auteurs de tueries de masse aux Etats-Unis, alors que ce rapport aux conclusions «irréfutables» d’après les mots du journaliste Jean-Philippe Ceppi a poussé 230 scientifiques américains à rédiger une lettre ouverte pour en critiquer le contenu.
Un point de vue biaisé
D’une part, la neutralité d’une majorité des auteurs n’était pas assurée: leurs points de vue sur le sujet, publiquement connus avant que l’étude ne soit lancée, allaient déjà dans le sens des conclusions du rapport. D’autre part, d’après les auteurs de la lettre le rapport repose sur des études soulevant des critiques en termes de réplication des données, de prise en considération des études à résultat nul (études démontrant qu’il n’existe aucune relation entre deux phénomènes), ainsi que dans le protocole de mise en place d’expériences visant à «mesurer l’agressivité».
Placer le jeu au niveau des causes
Quand aux problèmes d’addiction, c’est une réalité connue comme le prouvent les structures existantes. Malheureusement, lorsqu’un enfant ou un jeune adulte passe régulièrement un temps considérable à jouer, il est plus simple d’accuser le jeu que de comprendre comment cette situation s’est mise en place et ce qu’elle révèle. Là où des événements extérieurs mènent à l’addiction au jeu vidéo, qui devient alors une échappatoire, la thèse de l’émission place le jeu au niveau des causes, permettant sans aucun scrupule de le présenter comme équivalent à l’alcool et au cannabis.
Un ton de conspirateur
Le reportage manque d’insister sur le principal problème, reconnu par tous les acteurs: l’accès à des jeux contenant des formes de violence par les classes d’âge auxquelles ils ne sont pas destinés ne doit pas être possible. La séquence consacrée au porte-parole de l’industrie du jeu vidéo pour la Suisse romande est révélatrice d’une approche journalistique reposant sur le sous-entendu. Elle préfère instiller la crainte que de proposer un véritable état des lieux de ces problématiques. Lorsque le porte-parole affirme que «ces jeux-là ne sont pas destinés à un public d’enfants», dans la scène suivante le journaliste se moque de lui et adopte un ton de conspirateur pour lui reprocher à demi-mot de dissimuler les effets possibles.
Un tombereau de clichés
Les clichés s’accumulent et le reportage devient franchement ridicule lorsqu’il présente comme une activité saine pour un jeune n’ayant pas terminé sa croissance le lever d’haltères puis la sortie dans les bars le vendredi soir face à la pratique du jeu vidéo. Jouer est une activité qui se fait aujourd’hui souvent en ligne au contact d’autres joueuses et joueurs. La discussion et l’interaction sous diverses formes représentent une partie importante de l’expérience de jeu. Cette activité est valorisée de nombreuses manières, qu’il s’agisse de compétitions, de création et de partage de contenus ou d’autres activités sociales liées au jeu. On y acquiert des réflexes, de la créativité. Dans les jeux à pratique en solitaire, on y découvre des méthodes originales de résolution de problèmes, ce que propose par exemple le jeu The Witness sorti en début d’année.
A l’avenir, nous gagnerions à cesser cette stigmatisation des joueuses et joueurs, car ils ont déjà assez souffert par le passé de postures rétrogrades similaires à celle que l’on retrouve aujourd’hui sous couvert de prévention dans l’émission de «Temps Présent».
Finalement, je termine sur un conseil à l’attention des auteurs du reportage: lorsque votre sujet est la violence dans le jeu vidéo, filmer des présentoirs de jeux Nintendo n’est pas un gage de sérieux. Au contraire.
Yannick Rochat, chercheur en digital humanities, un domaine où se rencontrent informatique, mathématiques et sciences humaines et sociales. Ses travaux portent notamment sur les réseaux, les twitterbots, les game & play studies, et les archives de journaux. Mathématicien de l’EPFL, il est également docteur en mathématiques appliquées aux sciences humaines et sociales de l’UNIL. Il est également blogueur au Temps.
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