A comme accumulation

Cela n’altère en rien l’admiration que je lui porte, croyez-le bien. D’ailleurs, au regard d’une telle carrière, même en s’efforçant beaucoup, comment le pourrait-on? Mais, le spectacle de son jubilé, dans l’exacte mesure où il a été conçu comme un spectacle, colonisant le décor d’un autre spectacle (la Laver Cup), succédant à une myriade de spectacles et annonciateur d’autres spectacles de la même facture, dans cette concaténation sans fin ni plages de respiration, ce spectacle-ci avait un goût si sucré qu’il n’avait plus le goût de rien.

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S comme spectacularisation

«Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.» Dès la première proposition de La Société du spectacle, texte aux forts accents marxistes, publié pour la première fois en novembre 1967, Guy Debord annonce d’emblée l’un des ressorts les plus totalitaires de ce nouvel esprit du divertissement inhérent aux sociétés capitalistes qui ne voit les phénomènes que sous le prisme de leurs spectacularisations continu. Dans ces sociétés, le spectacle constitue «le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire».

D comme décoratif

Les sociétés qui s’imposent cette tyrannie doivent tenir les cadences, standardiser les symboles, renouveler les décors. En définitive, oui, le spectacle de sa retraite ne fut que décoratif. Quoi de plus décoratif, par exemple, que la figuration, triste, et pour tout dire lamentable, de cet autre enfant prodige du tennis (McEnroe), arpentant le bord de la touche, embarrassé, jusque dans sa gestuelle, d’avoir été convié, piégé, acheté, flatté, à ne rien faire,
singeant la préoccupation pour l’enjeu d’une partie sans enjeu, ne trouvant pas même ce quantum d’énergie de quoi alimenter ses saintes colères dont il était, sans affectation, si généreux. Ces dispositifs excluent d’emblée tous les hommages conçus à partir d’autres présupposés.

A comme abécédaire

Ainsi, à contre-pente de notre époque, qui a la «généalogie» et la «catégorie» en détestation, réductrices, nous dit-on, un document comme L’Abécédaire de Gilles Deleuze, à la lettre «T», aurait pu, en pas moins d’une dizaine de minutes, ouvrir les réjouissances, si nous avions songé, pour une fois, à prendre le temps d’explorer les cadres dans lesquels s’inscrivent les grandes œuvres. C’est une démarche, tout aussi récréative, pas élitiste pour un sou, émouvante, ne coûtant rien ou pas grand-chose, et qui n’en est pas moins une fête, fut-elle celle de la pensée, lorsqu’elle se penche sur les grandes œuvres du corps. Le jubilé de Roger Federer était notre occasion. Nous l’avons manquée.

C comme créateurs

L’heure était peut-être venue pour lui de parler de tennis. Alors, des phrases chevrotantes venant d’un autre monde coulèrent de sa bouche avec cette force paradoxale de l’intelligence qui nous fait sensible, en l’instant, à la loi des choses. Suivant cette loi, il y aurait bien deux sortes de grands champions. Les «créateurs» et, nous dit Gilles Deleuze, les «pas créateurs». Ces derniers portent le style de tennis en vigueur sur le moment à une puissance inégalée (Lendl). C’est en ce sens qu’ils sont uniques. Une dimension au-dessus demeurent les «créateurs» dont le panache est difficile à reproduire. On les admire, mais il nous est malaisé de les suivre (McEnroe). Mais, ne voilà-t-il pas que certains «créateurs» tiennent leur génie en raison inverse de ce présupposé.

F comme tennis

Ainsi, en introduisant le lift, Borg à la figure christique «est un aristocrate qui va au peuple», asserte Deleuze. Déroulons ce fil. Quel a été le grand tournant du tennis? Sa massification. Et ce tournant, c’est le jeu de Borg, qui l’a assuré: «Liftage, fond de court, haut du filet et recul absolu. N’importe quel prolo, n’importe quel petit cadre peut comprendre ça.» Un style lisible va au peuple plus sûrement qu’un jeu aux allures de l’aléatoire. Voilà, selon le philosophe, le grand tournant historique avec lequel les joueurs de la génération de Federer ont dû composer. Federer est peut-être celui, et sans doute le seul, qui a renversé une fois encore cette équivalence primordiale: il a rendu le tennis au peuple sans se départir de son jeu aristocratique. C’est l’hypothèse «F comme tennis». C’est aussi, grâce aux prémisses posées par Gilles Deleuze, la possibilité d’un hommage.

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Q comme spectacle?

Mais, ce type de documents appartient effectivement à un autre monde. C’est ce que l’on a eu à peine le temps de se dire, nous qui subissons déjà un autre spectacle. Au mépris des contextes, des traditions, des fêtes de saison, des familles qui se rassemblent, au mépris de ceux qui font que le spectacle, dans ses infrastructures comme dans son contenu, est rendu possible. Faut-il s’en étonner. Non. C’est que «le spectacle se présente encore comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que «ce qui apparaît est bon et ce qui est bon apparaît». L’attitude qu’il exige par principe est cette adaptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence.» (Guy Debord, La Société du spectacle).

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