Il était une fois

Chypre, l’île du cuivre (kupros), a été grecque, romaine, byzantine, franque, vénitienne, ottomane, britannique, avant d’être indépendante, en 1960, et coupée en deux par un mur après l’occupation turque du Nord, en 1974, suite à une tentative des colonels grecs de la rattacher à la Grèce. Depuis le 25 avril 2004, elle est membre de l’Union européenne, l’acquis communautaire étant «suspendu dans les zones où le gouvernement de la République de Chypre n’exerce pas de contrôle effectif».

Exposée aux grands vents de l’histoire, Chypre en connaît tous les maux et parfois les chances. C’est le dernier endroit du monde grec où se célèbre encore, le lundi de Pentecôte, la fête du Kataklysmos autour du personnage de Deucalion, le roi juste et bon que Zeus épargna quand il déclencha le déluge pour punir la race humaine de sa malfaisance. Au sec sur une hauteur, Deucalion et son épouse Pyrrha furent chargés de repeupler la terre d’humains plus valeureux. Les Chypriotes cultivent une idée assez radicale du recommencement. Riches hier, ruinés aujourd’hui, ils vont encore avoir à se réinventer.

Leur vingtième siècle s’est articulé autour de trois forces: le nationalisme, l’Eglise orthodoxe et le communisme. Le nationalisme est celle qui a conduit à la séparation d’avec la Grande-Bretagne. La revendication n’était pas alors d’indépendance mais d’union à la Grèce, l’«Enosis». L’Eglise orthodoxe menait la lutte en tête. D’un plébiscite officieux de 1950, elle tirait la conclusion que 96% de la communauté grecque souhaitait le rattachement à la Grèce. La Grande-Bretagne y était opposée, et la Grèce elle-même, soucieuse de garder la protection britannique, ne se montrait pas pressée. Mais poussée par le nouvel archevêque de Nicosie, Mgr Makarios, Athènes finit par poser la question de l’autodétermination de Chypre devant les Nations unies où, dans l’indifférence générale, elle s’enlisa. Une guérilla nationaliste violente se déclencha sur l’île, provoquant la panique de la communauté turque, hostile à l’Enosis, et la demande turque d’un partage de l’île. En 1958, des émeutes interethniques éclataient.

Makarios déclara alors que l’Enosis n’était plus une priorité et défendit un principe d’indépendance acceptable pour les Chypriotes turcs. Un accord fut trouvé à Zurich en 1959, au titre duquel Chypre devenait une République indépendante dont la constitution était garantie par la Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie. L’Enosis était interdit. Ce qui n’empêcha pas ses adeptes de tenter en 1974 d’en réaliser le projet et de provoquer le désastre de la partition.

Pendant que le nationalisme rattachiste, laïc et religieux, allait dans le mur, le parti communiste se développait comme la principale force du pays. Il avait été créé en 1926, formaté sur la Troisième Internationale aux ordres de Moscou. Renommé «AKEL» (parti progressiste du peuple travailleur) en 1941, il s’opposait à l’Enosis sans en combattre les partisans. Bolchevique dans son organisation, sectaire dans sa doctrine mais pragmatique dans son action, il a cherché par une politique modérée et prudente à s’entendre avec Mgr Makarios dont les vues neutralistes et tiers-mondistes lui convenaient

La «voie chypriote au socialisme» passait d’abord par l’organisation. AKEL a pris le contrôle de la principale centrale syndicale du pays, PEO, avec laquelle il a construit une contre-culture englobant toutes les catégories de la population, les ouvriers, les paysans, les jeunes, les femmes, les clubs sportifs, etc. Les avantages matériels offerts aux membres, notamment par le biais des coopératives, ont favorisé son recrutement. L’appartenance au parti ou à ses organisations de masse est ainsi devenue une affaire de famille, d’intérêt, puis de loyauté, à la manière des fidélités italiennes pour le PCI. Mais comme l’écrivait Andreas Mavroyiannis bien avant de diriger les affaires européennes sous la présidence du communiste Demetris Christofias en 2011, l’attitude politique conciliante d’AKEL envers le gouvernement Makarios «visait délibérément à la conversion du potentiel nationaliste en potentiel prosoviétique». «L’exploitation subtile du ressentiment des Chypriotes à l’égard de l’Occident à la suite des événements de 1974» allait dans le même sens.

Un tropisme russe s’est ainsi naturellement développé pendant la Guerre froide, avec sa réciproque à Moscou, le Kremlin installant dans l’île une ambassade pharaonique tout usage, y compris le renseignement et autres activités du KGB

Le soviétisme disparu, Chypre est restée un milieu russophile dans lequel s’est déversée dès les années 1990 toute une population de touristes et de gens d’affaires russes ou yougoslaves accueillie sans visa – libéralité unique en Europe – et sans complication administrative. Les arrivants se sont dotés d’une infrastructure communautaire toujours plus attirante. Ils ont trouvé à Chypre les trois ingrédients de leur confort: un droit généreux pour les sociétés offshore, des églises pour l’âme orthodoxe et des écoles pour la langue russe.

Après l’adhésion de Chypre à l’UE, l’introduction du visa et d’une taxe de 10% sur les capitaux a diminué l’attrait de l’île mais n’a pas empêché la croissance exponentielle du secteur bancaire autour du noyau russe d’origine. Le modèle a cependant explosé. La colère de Zeus est venue, cette fois, de Francfort. En même temps que le bois pour construire l’arche contre le kataklysmos.

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