Ce qui est frappant dans la manière dont les réponses à la «crise du coronavirus» sont abordées par nos gouvernements, c’est l’insistance exclusive sur les mesures biomédicales. Tout se passe comme si l’état d’urgence qui nous est imposé était la réponse la plus évidente dans des circonstances exceptionnelles. Autrement dit, la gestion de la «crise» relèverait d’enjeux purement techniques. D’un côté, il s’agit de promouvoir au sein de la population le civisme sanitaire: se laver les mains, porter un masque, rester confinés, maintenir les distances physiques. De l’autre, la réponse médicale s’articule en termes d’urgences: réquisitionner des lits de réanimation supplémentaires, construire des hôpitaux de campagne, appeler en renfort le personnel médical retraité et les étudiants en médecine.

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Gouvernance biopolitique

Ce que nous voyons à l’œuvre, c’est le passage à un mode de gouvernance humanitaire et biopolitique de la santé dont l’objectif est d’administrer les collectivités humaines par le biais de statistiques, d’indicateurs et autres instruments de mesure. Le temps presse, nous dit-on, et la fin justifie les moyens. Il faut reprendre le contrôle sur la vie dans le sens collectif du terme et non pas sur la vie humaine individuelle. Voyons, par exemple, comment le gouvernement britannique a pour un moment soulevé la possibilité de «l’immunisation de groupe» acceptant ainsi de sacrifier la vie des personnes les plus vulnérables, notamment celle des personnes âgées, pour le bien du plus grand nombre. Voyons encore comment les migrants vivant dans les camps des îles grecques sont perçus comme un danger biomédical à contenir. Réduits à des matières polluantes, ils ont perdu leur statut d’êtres humains. Leur isolement ne vise pas à les protéger mais plutôt à protéger la population locale, et la population européenne en général, contre ce virus «venu de l’étranger». L’exclusion des «autres» (c’est-à-dire des étrangers) est justifiée comme étant le seul moyen efficace de sauver «nos vies».

Il faut reprendre le contrôle sur la vie dans le sens collectif du terme et non pas sur la vie humaine individuelle

Mais au-delà des justifications humanitaires du triage entre les vies à sauver et celles à sacrifier, la raison humanitaire tend à neutraliser la politique et à passer sous silence les raisons profondes pour lesquelles nous nous retrouvons dans une telle situation. L’importance croissante des arguments moraux dans les discours politiques obscurcit les conséquences disciplinaires à l’œuvre dans la manière dont les règles sont imposées au nom de la préservation de la vie. En faisant de l’expertise la seule forme valable d’engagement démocratique, des activités qui étaient auparavant considérées comme relevant de la politique et donc soumises au débat public se sont vues réduites à des questions techniques. Essayons d’imaginer à quoi ressemblerait notre situation si la santé était encore considérée comme un bien public. Sans le cadre discursif de l’urgence, il serait peut-être possible d’examiner de manière critique les raisons pour lesquelles une organisation comme Médecins sans frontières a décidé de lancer une mission Covid-19 en France, un pays qui était considéré il y a encore peu comme doté d’un des meilleurs systèmes de santé du monde.

Sortir de la pensée humanitaire

La crise du coronavirus met en évidence comment quatre décennies de politiques néolibérales ont détruit nos systèmes de santé et, plus largement, ont diminué nos capacités de résilience. Les scientifiques ces derniers jours ont rappelé que la recherche sur le coronavirus nécessite du temps et des moyens et ne peut pas se faire dans l’urgence, comme le modèle néolibéral de financement de la recherche le souhaiterait. Les services de santé, déjà surchargés avant la crise, ont besoin de moyens décents pour ne pas avoir à faire le tri cruel entre les vies. Finalement, l’environnement (non pas le profit) doit être notre priorité absolue à l’heure de l’effondrement des écosystèmes essentiels à la vie sur terre.

En d’autres termes, nous devons sortir de la pensée humanitaire qui apporte avant tout des réponses techniques et repenser en des termes politiques le bien public, la solidarité et la justice sociale.

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