Mon ordinateur est mort. Désarroi, Chopin et «Marche funèbre». L’autre nuit, son écran contemplait l’obscurité. Soudain, il s’est allumé, tout seul, à la manière des héroïnes d’opéra qui se cabrent dans un ultime soubresaut avant de s’effondrer. BIOS en bout de course, contacts sénescents ou tentative de hacking depuis le Web? Je ne saurais dire. Le lendemain, les neiges éternelles ont commencé à tomber entre les dossiers, les circuits ont lentement gelé, voyage d’hiver pour mon fidèle compagnon d’écriture sur lequel j’ai sué encre et eau ces cinq dernières années.

J’ai racheté une machine plus belle, et plus puissante. Mais rien n’y fait. Je ne me résous pas à envoyer l’aïeul à la casse. J’ai tenté plusieurs rallumages. J’ai écouté la «Marche funèbre» version Horowitz. Ma gorge s’est serrée. Mes esprits retrouvés, je me suis dit que le temps était vraiment venu pour moi de me mettre au yoga.

Et puis j’ai appris que même des soldats américains déployés en Irak – a priori pas des mauviettes – peuvent faire preuve comme moi de sensiblerie technologique. Un papier récent de l’Université de Washington explique comment les membres d’un bataillon ont offert à leur frère d’armes Boomer des funérailles en bonne et due forme, éloge à l’appui, 21 coups de feu tirés. Boomer avait quatre pneus, une carcasse d’acier et une tête pilotable. C’était un robot désamorceur d’explosifs. L’étude, basée sur des entretiens, raconte l’empathie ressentie, l’usage de prénoms parfois féminins (ceux des épouses ou des petites amies, jamais des ex), la frustration, la colère et même la tristesse des militaires au moment du deuil.

Développer des sentiments pour une machine? A l’heure où des appareils se substituent toujours plus à l’être humain, qu’il s’agisse de passer l’aspirateur, de tenir compagnie aux personnes âgées ou de faire la guerre, la question n’a plus rien de saugrenu. En 2011, une équipe du MIT a demandé à des sujets de maintenir tête en bas une Barbie, un hamster et un Furby – mignon robot à fourrure. Si Barbie a fini avec un sacré mal de cheveux, le Furby (programmé pour crier «J’ai peur») a suscité une sympathie irrésistible, tout comme le hamster.

Anecdotique? La dimension émotionnelle des technologies comporte pourtant des enjeux de taille. Prenez Google. En relation avec Glass, son projet de lunettes connectées, le géant californien vient de déposer un brevet sur l’acte de réunir ses dix doigts en forme de cœur pour signifier qu’on aime une chose, une personne, un lieu. En fait, tout un catalogue de gestes feront du corps de l’utilisateur une véritable interface, via la caméra des lunettes. Plutôt qu’une surface tactile, ce sont les mouvements qui permettront de signifier à Glass son ressenti et ses indications.

Résumons. D’un côté, des machines sur lesquelles se projettent nos états d’âme, des robots devenus presque malgré nous les interlocuteurs de notre faculté émotionnelle, marionnettes de nos dramaturgies quotidiennes, fussent-elles de fourrure synthétique ou d’acier trempé. D’un autre, des systèmes comme celui de Google qui tendent à catégoriser nos gestes, à classifier et rationnaliser nos réponses sensibles. Deux façons de concevoir l’émotion technologique, que l’industrie et la recherche vont sans doute entrecroiser. N’empêche, mon choix est fait. Je veux une technologie qui puisse être l’objet de mon affection. Et non une technologie qui fasse de moi l’objet de son formatage affectif.

Des soldats qui rendent hommage à un robot comme à un frère d’armes

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