Au moment de commencer 2023, on ne peut pas s’empêcher de ressentir qu’une profonde cassure vient d’avoir lieu. Le modèle d’affaires qui a été le nôtre pendant quarante ans, celui d’une globalisation ouverte et tournée vers la croissance, touche à sa fin. Comme l’écrivait Honoré de Balzac dans Illusions perdues, nous vivons sans doute «le moment où la réalité de la vie est en désaccord avec ses espérances».

Pendant ces années remarquables, l’Europe a sous-traité sa défense aux Etats-Unis, une grande partie de sa production à la Chine et au Sud-Est asiatique et son approvisionnement en énergie à l’OPEC et à la Russie. En soi-même, cela avait du sens puisque chacun de ces grands acteurs avait un avantage comparatif pour le faire. Mais en se concentrant uniquement sur l’efficacité des coûts, nous avons oublié la sécurité.

L’histoire montre qu’il n’y a pas de puissance économique ou morale sans une puissance politique ou militaire pour la soutenir. Staline demandait combien de divisions avait le pape. L’Europe se rend compte que ses bons sentiments, les grands principes économiques de transparence et d’éthique qu’elle veut imposer au reste du monde, ne sont plus partagés. Pire, ils irritent de nombreuses puissances émergentes.

Les années de globalisation que nous venons de vivre ont contribué à la prospérité des Etats-Unis et de l’Europe. Elles ont aussi permis à de nombreux pays d’accéder à leur indépendance économique et donc politique. D’après la Banque mondiale, plus d’un milliard de personnes sont sorties de la pauvreté (soit 1,9 dollar par jour) ces vingt-cinq dernières années.

Cependant, en accédant à la prospérité, de nombreux pays sont devenus de plus en plus suspicieux des entreprises et des gouvernements occidentaux. Si Deng Xiaoping a été loué pour avoir adopté la politique de la porte ouverte en Chine en 1976, on oublie qu’il avait aussi dit: «Quand les fenêtres sont ouvertes, les mouches entrent aussi».

On ne compte plus les attitudes de défiance comme le prince héritier d’Arabie saoudite qui refuse de prendre un coup de téléphone du président des Etats-Unis jusqu’au président Poutine qui poursuit une guerre absurde et meurtrière en Europe. Nous avions pensé que l’ouverture des marchés et le progrès économique nous conduiraient inéluctablement vers plus de démocratie et de prospérité pour tous.

Propos anti-croissance en hausse

Mais la cassure s’est aussi opérée en Europe et aux Etats Unis. Une attitude positive vers le progrès et un monde ouvert s’estompe. D’après le Projet Manifesto qui recense les terminologies utilisées par les partis politiques dans la zone OCDE, les propos anti-croissance ne cessent d’augmenter. Ils dépassent souvent ceux qui prônent des politiques plus positives.

Les politiciens préfèrent désormais se concentrer sur la gestion et la protection des acquis. Cela a conduit à une inflation de réglementations. Les Etats-Unis, qui ont été longtemps le temple du libéralisme économique, ont édicté 12 000 nouvelles règles en 2021.

Il en résulte une complexité grandissante. Dans le classement de la Banque mondiale sur la facilité de faire des affaires, les 37 plus grandes démocraties stagnent ou régressent. Il devient de plus en plus difficile de conduire des grands projets, même urgents. Pour ouvrir une mine de lithium au centre de la France, il faudra six ans. Ce n’est pas un cas isolé en Europe. Pendant ce temps, la Chine continuera de dominer le marché mondial des batteries, qui représentent 40% de la valeur d’une voiture électrique.

Sur la longue durée, cette tendance est peut-être naturelle pour l’évolution des civilisations. Dans son livre sur l’histoire de la philosophie occidentale, Bertrand Russell soulignait que la philosophie grecque après Aristote – cynisme, scepticisme, sophisme, épicurisme – se concentrait sur comment vivre avec le monde tel qu’il est, plutôt que de l’améliorer ou de le changer.

Nous vivons peut-être une période similaire aujourd’hui. Pour certaines nations en devenir, l’économie est devenue un instrument au service de la politique. Pour d’autres, plus riches, le progrès est suspect et source de problèmes. On craint l’avenir et l’on pense que les lois et les gouvernements doivent nous en protéger. A la fin, ceux qui ont peur de demain perdent toujours.

Je me rappelle souvent la magnifique phrase de Victor Hugo prononcée lors du Congrès de la paix en 1849 et qui figure sur la stèle commémorant la bataille de Waterloo:

«Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées…»

Que d’illusions perdues!


La précédente chronique: L’inflation va baisser – les prix attendront!

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