Ces jours-ci, la presse taïwanaise s’étonnait: «Il est remarquable qu’en Suisse, un des pays les plus libres sur terre, l’influence du Parti communiste chinois puisse interférer de telle sorte avec la liberté d’expression.» Le dimanche 20 mai, sur la place des Nations, la police genevoise était intervenue pour interdire le port de t-shirts à l’effigie de Taïwan et les pancartes pro-Taïwan lors d’une manifestation publique organisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour la Fédération européenne des associations taïwanaises, pas de doute: la police a agi à la demande de la direction de l’OMS, sous l’influence de Pékin, sur sol helvétique.

Cette semaine, on apprenait que le Burkina Faso rompait ses relations diplomatiques avec Taïwan au profit de Pékin. C’est le quatrième pays à le faire en seize mois. Seuls 18 (micro) Etats entretiennent encore des liens officiels avec l’île. Tous, Vatican en tête, sont tentés d’abandonner les 23 millions de Taïwanais pour reconnaître le «principe d’une seule Chine» défendu par Pékin et selon lequel Taïwan serait une «province rebelle».

Guérilla pour isoler l’île

Depuis l’élection de Tsai Ing-wen, la présidente taïwanaise issue d’un parti indépendantiste, en 2016, la Chine populaire est engagée dans une forme de guérilla pour isoler l’île, jusqu’à effacer son nom et toute trace de son existence hormis la version dictée par Pékin. C’est ainsi que Taïwan (la République de Chine) n’est plus admis depuis deux ans, en tant qu’observateur, à l’assemblée annuelle de l’OMS. Les compagnies d’aviation, ou toute autre entreprise où que ce soit dans le monde, qui indiqueraient l’île de Taïwan – un Etat de facto indépendant – hors du champ de souveraineté chinois sont sommés par Pékin d’appliquer sa lecture. Toutes cèdent, accès au marché chinois oblige.

Il faut éliminer cette exception, c’est une question de légitimité

Faut-il voir dans ce durcissement de simples mises en garde du régime communiste contre une velléité d’affirmation identitaire de l’île, comme il l’a déjà fait par le passé? Attachés à leur mode de vie démocratique et au statu quo avec Pékin, la grande majorité des Taïwanais se raccrochent à cet espoir. Mais il se pourrait tout aussi bien que l’existence même de Taïwan soit devenue intolérable aux yeux de Xi Jinping. Cela pour trois raisons au moins.

Contrairement à ses deux prédécesseurs, le leader chinois veut marquer de son empreinte l’histoire de son pays. La modernisation de la Chine est l’œuvre collective d’un parti. Xi Jinping veut faire davantage, réaliser enfin la «tâche sacrée» du PCC: achever la réunification du territoire chinois, ce que n’avaient réussi à faire ni Mao Tsé-toung ni Deng Xiaoping, à savoir reconquérir Taïwan.

Rapport de force inversé

Cette mission devient d’autant plus urgente que l’existence même de Taïwan est désormais le principal obstacle à la crédibilité du discours de Xi Jinping et de son «rêve chinois». Le modèle autoritaire de Pékin, rejetant les valeurs universelles au nom du respect des civilisations, se fracasse sur une réalité incontournable: la démocratie n’est pas incompatible avec la culture chinoise, la preuve par Taïwan. Il faut donc éliminer cette exception, c’est une question de légitimité.

Si elle ne peut se faire par l’asphyxie économique et diplomatique, la réunification interviendra par une intervention armée. Le rapport des forces s’est totalement inversé depuis vingt ans avec une Chine en voie de devenir une grande puissance navale. Dans les années 1950, c’est le conflit coréen qui avait détourné Mao Tsé-toung d’une attaque contre l’île. Si la réconciliation coréenne devait se confirmer ces prochains mois, une page se tournerait. Pékin, 70 ans plus tard, pourrait se concentrer sur son objectif. Et qui osera encore s’opposer à la Chine?

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