Charivari
OPINION. Clouée au lit par un torticolis, notre chroniqueuse se demande si les personnes physiquement diminuées ne sont pas la part émergée d’un monde occidental exténué

Un méchant torticolis me cloue au lit. Un coup de stress suivi d’un coup de froid et, bing, le monde s’est réduit de moitié. Le côté droit, ça va, le côté gauche, boycott complet. Pour la première fois, j’ai mis un patch et j’attends (im)patiemment que l’inflammation diminue pour récupérer ma mobilité. Je marche dans la rue, tout de même, faut pas exagérer. Mais quand je veux contrôler la circulation pour traverser, je ressemble à la statue du Commandeur, corps de pierre, rotation d’acier, bonjour le swing ailé.
Des bouffées d’admiration
Alors, comme à chaque coup de «moins bien», j’ai des bouffées d’admiration pharaonique pour les personnes qui vivent avec des infirmités. Comment font-elles pour supporter ces diminutions au quotidien? Comment fait cette ex-collègue victime de sclérose en plaques, dont une des jambes refuse de fonctionner? Comment fait cette jeune fille, acrobate de cirque à ses heures, qui, après avoir été percutée par un skieur, a subi une greffe des ligaments au genou et vient d’apprendre, une année après, que la greffe n’a pas pris et qu’elle doit tout recommencer? Comment fait cette amie touchée par une maladie de la rétine, dont la vue baisse inexorablement jusqu’à disparaître tout à fait?
Un quotidien sous pression
Et je ne parle pas des traitements dentaires des personnes âgées qui sont, chaque fois, de vrais tremblements de terre. Mes héros, ce sont eux. Ces résistants discrets qui continuent à exister dans un quotidien sous pression, alors que leur corps n’est plus au mieux de sa condition.
Leur recette? L’abnégation. Ils sourient doucement et disent: «C’est ainsi, on fait avec. On a appris à trier dans les activités, à réduire notre champ d’action.» Ils appliquent la célèbre prière de Marc Aurèle, philosophe stoïcien: «Que me soient donnés le courage de changer ce qui peut être changé, la force de supporter ce qui ne peut pas l’être et la sagesse de distinguer l’un de l’autre.» Ils agissent, se réalisent, mais avec, dans un coin de leur esprit, la conscience fine de ce frein qui les restreint.
Le droit à la fatigue
Ces «blessés» constituent un magnifique exemple pour les gens qui, comme moi, veulent tout, tout de suite, et plus si entente. Mais peut-être constituent-ils aussi la part émergée de l’iceberg d’épuisement de notre société? Récemment, Le Temps a publié un article sur le droit à la fatigue qui a connu un spectaculaire succès. Comme s’il apportait une bouffée de légitimité à une armée d’exténués. Le monde occidental n’exige-t-il pas trop de ses soldats zélés? J’ai toute la journée pour méditer cette question – tout en écrivant. Demain, je reprends ma place dans le manège secoué-cadencé…
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