La classe moyenne est victime d’expériences absolument uniques dans l’histoire des politiques monétaires: des taux anormalement bas, des achats illimités de titres d’Etat. A maints égards, il nous semble revenir à la fin de la Deuxième Guerre (endettement souvent de 100%, omniscience de l’Etat). C’est le temps de la «grande manipulation», pour reprendre le terme employé par deux journalistes de la NZZ, Michael Rasch et Michael Ferber, dans leur ouvrage sur «la secrète expropriation»*. Les banquiers centraux, «de sauveurs se sont transformés en un risque pour le monde, en raison de leur gigantesque politique d’injection de liquidités». La manipulation des taux d’intérêt et des monnaies s’est généralisée et accompagne une tendance à l’augmentation des impôts et des restrictions dans nombre de pays. Comment s’en protéger?

Les deux rédacteurs, en diverses occasions récompensés pour leurs travaux, publient un livre extrêmement critique à l’égard des autorités politiques et des banques centrales. Il est vrai que les principales banques centrales utilisent les mêmes outils pour sortir de la crise que ceux qui ont mené au gonflement de la bulle de la dette, une politique ultra-expansive. Le citoyen n’est pas dupe. «L’art des banques centrales de gérer la conjoncture n’est-il pas encore plus surestimé que précédemment?» se demandent les auteurs.

L’avant-propos est rédigé par le gourou helvétique Marc Faber, réputé pour ses mises en garde et ses sombres prévisions. Il dénonce le fait que les banques centrales, non seulement trouvent normale la formation de bulles financières, mais s’en félicitent. «C’est le plus grand crime qu’une banque centrale puisse commettre», à son avis. Dans sa colère, le financier cite Ernest Hemingway, pour qui «la première solution à un pays mal géré est l’inflation de la masse monétaire, la deuxième, la guerre».

Les politiciens accusent le marché plutôt que d’assumer leur bilan. Pourtant, «aucune entreprise et aucune famille ne pourrait se comporter de façon aussi peu sérieuse que certains ministres des Finances», selon les auteurs. Profondément libéraux, ils soulignent l’importance du signal des prix et regrettent par exemple l’interdiction de la spéculation sur les dérivés de crédit (CDS). Cette «limitation de la liberté réduit le bien-être de tous les citoyens», selon eux.

L’impact de cette politique de taux anormalement bas touche les générations futures. Supposons en effet que des parents placent 20 000 francs à trente ans pour leur enfant. Si le taux d’intérêt est de 2%, l’enfant recevra 36 227 francs à 30 ans, s’il est de 4%, son épargne sera de 64 868 francs. Une différence de près de 30 000 francs.

La répression financière est définie par les auteurs comme l’intervention de l’Etat, y compris de la banque centrale, pour que l’argent des créanciers ou des citoyens afflue vers l’Etat à des conditions plus favorables qu’il n’en obtiendrait sur le marché. L’inflation est l’un de ces instruments, mais il en existe une pléthore, notamment les taxes ou les réglementations qui incitent les grands investisseurs (assurances, caisses de pension, banques) à acheter les obligations des Etats. C’est un processus de lente expropriation. L’économiste Carmen Reinhart a détaillé huit mesures de répression financière entre 2008 et 2011, dans The Return of Financial Repression (CEPR).

Pour se protéger, l’épargnant devrait disposer d’un portefeuille largement diversifié et privilégier les actifs réels (actions, immobiliers). Les deux journalistes citent alors George Bernard Shaw: «Vous devez décider en qui vous devez faire confiance: à la stabilité naturelle de l’or ou à l’honnêteté et l’intelligence du gouvernement. Malgré tout le respect possible pour ces gens, tant que le système capitaliste existe, je vote pour l’or.» La confiance baisse envers les monnaies papier: le dollar a perdu 86,6% de sa valeur contre l’or depuis 1971. Et, depuis le début du XXIe siècle, chaque année, l’or s’est apprécié. La Bundesbank a par ailleurs indiqué que, depuis 1971, l’inflation annuelle moyenne atteignait 2,7% en Suisse, 2,8% en Allemagne et 4,4% aux Etats-Unis. De ce point de vue, l’épargnant suisse, fort de ses investissements immobiliers et en actions, est mieux protégé que l’allemand. Ce dernier détient 10% en immobilier, fonds et actions. L’épargnant suisse possède 41,9% en immobilier et 6,4% en actions. Mais ce sont surtout les millionnaires qui sont les plus à l’abri, en raison d’une part en actions (32% des actifs financiers) et en immobilier supérieure à la moyenne. Le message est clair: les produits sur taux sont donc à sous-pondérer.

Rasch et Ferber présentent en détail les solutions libérales telles que celles des auteurs allemands Thorsten Polleit ou Michael von Prollius. Après avoir privatisé les télécoms, la poste et d’autres, et en avoir observé les mérites, pourquoi ne pas créer une concurrence entre monnaies privées? La thèse remonte à Mises et Hayek, pour qui «aucune autorité ne peut prédire et déterminer d’avance la quantité optimale de monnaie. Seul le marché peut le réaliser, par son processus de découverte.» Le futuriste John Naisbitt prévoit d’ailleurs que, tôt ou tard, les monnaies seront privatisées. En ces temps d’endettement et d’injections de liquidités illimitées, la demande de privatisation des monnaies ne peut qu’augmenter, selon Rasch et Ferber. Ces derniers rappellent que la création des banques centrales était exigée par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste en 1847-1848. Dans leur conclusion, ils ne vont pas aussi loin, mais exigent, eux, que les banques centrales reviennent au cœur de leur mandat, la stabilité de la monnaie, et rien d’autre.

* «Die heimliche Enteignung», de Michael Rasch et Michael Ferber, 300 p., NZZ Libro, 2012.

L’épargnant suisse, fort de ses investissements immobiliers et en actions, est mieux protégé que l’allemand

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.